Les battements de tambour de Whitman sont autant de battements de cœur

Ô capitaine ! mon capitaine ! vous rappelle certainement quelque chose : une célèbre réplique du film Le cercle des poètes disparus pour les plus cinéphiles, mais c’est avant tout un poèmes de Walt Whitman, composé en hommage à feu Abraham Lincoln, assassiné le 14 avril 1865, et publié dans Feuilles d’herbe la même année. Œuvre qu’il retravailla sans cesse jusqu’à sa mort, en 1892. Un second recueil consacré à la guerre de Sécession suivit, c’est Battements de tambour.
Le livre suit la chronologie du conflit et fait alterner Dionysos et Apollon, pour reprendre la terminologie nietzschéenne. Il ne s’agira donc point de dénoncer la guerre et sa violence, ni d’effectuer un reportage empreint de cynisme ; il n’y aura pas de déconstruction du héros masculin ni d’envolée lyrique pour célébrer l’épique…  

C’est, au contraire, un livre qui, à l’instar du conflit et de l’existence qu’a menée son auteur pendant les années de guerre, est multiple, volontiers digressif – parfois jusqu’à l’excès – souvent sentimental et totalement déconcertant. La table des matières en témoigne : des soixante-et-onze poèmes, une vingtaine n’a aucun lien direct avec le conflit. 

D’abord, ô chants, en guise de prélude, 
Que vos coups alertes sur la roide timbale inspirent fierté et joie en ma cité, 
Elle qui incita les autres à prendre les armes, elle qui donna le signal, 
Elle qui déploya ses membres légers pour bondir sans tarder 
(Ô ma superbe ! Ô Manhattan, mienne et sans égale ! 
Ô toi plus forte que jamais à l’heure du danger ou de la crise ! Ô toi plus droite que l’acier !) 
Comme tu bondis ! de quelle main indifférente tu laissas choir les oripeaux de la paix ; 
Comme tu fis taire ta douce musique d’opéra au profit du tambour et du fifre, 
Comme tu ouvris la marche vers la guerre, (voilà qui servira de prélude à nos chants de soldats), 
Manhattan qui ouvre la voie aux battements de tambour. 

 

Il y aurait donc comme un souffle autobiographique qui se serait emparé des poèmes, une manière de parler de soi au sein de l’arc attendu qui mène de la déclaration de guerre à la réconciliation. Cette manière d’aborder le sujet par le multiple ouvre un espace stéréophonique entre les poèmes et les pages autobiographiques parues dans son Livre des jours offrant une sorte de mélodie d’échos. La prose trompe ainsi le lecteur qui n’y voit pas d’emblée l’accent de la poésie portée par cet infirmier dévoué ; pourtant Whitman déploie au fil des pages un grand nombre de registres, allant du déchaînement dionysiaque du poème introductif à l’homo-érotisme apollinien de "Étrange veillée que je fis une nuit sur le champ", en passant par le (mélo)dramatisme régressif de "Remontez des champs, Père", le réalisme pictural de "Marche forcée en rang sur une route inconnue" ou la songerie pré-symboliste d’"À la lueur inquiète du feu de camp", nous précise Éric Athénot dans sa préface. 
Contrepied de Whitman qui ne remet pas en cause le conflit ou son déchaînement de violence, à l’opposé de Dickinson ou Melville, de même que la lutte contre l’esclavage est oubliée… 

La lecture de Battements de tambour invite à jouir du spectacle de la mort – ce qui laisse planer un doute quant au plaisir que l’auteur pourrait en avoir retiré de son vivant. Il devient un voyeur du malheur des autres, érotise le trépas, provoquant alors au lecteur un choc tout aussi inacceptable qu’inavouable ; mais n’est-ce pas tout le moins nettement préférable à l’indécence des images diffusées par les chaînes d’information de nos jours ?  

 

Rodolphe 

 

 

Walt Whitman, Battements de tambour, traduit de l’américain et préfacé par Éric Athenot, édition bilingue, coll. "Domaine romantique", José Corti, octobre 2020, 280 p.-, 23 € 

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