Quand littérature et critique d’art se rejoignent

Copiant les tableaux de maîtres pour de petits bourgeois qui ne savent comment bien les considérer, Pierre Grassou est un de ces personnages comme seul le génie de Balzac peut en  imaginer. Il suffit pour mesurer son envergure de lire qu’un jour "le roi (lui) a donné une bataille à faire… !"
Mots d’écrivain, féroces et lucides. C’est un plaisir de relire ces pages qui à peine transposées, pourraient se calquer sur l’actualité. Gérard-Georges Lemaire, qui a publié une quarantaine d’ouvrages sur l’art, cite dans son ouvrage ce peintre médiocre comme pour, en contrepoint, montrer le pouvoir des auteurs de romans qui se font critiques d’art. Ces derniers éveillent l’esprit et modèlent le goût des amateurs d’art, ils ont "joué un rôle majeur en Europe puis aux Etats-Unis" mais ce rôle a "évolué considérablement selon les époques et les lieux", note-t-il en préambule. Rappelant la place fondamentale de Lionello Venturi, il s’inscrit dans la lignée des contributeurs à ce "vaste chantier historique".
Il apporte une pierre de plus à l’édification de ce monument jamais définitif qu’est la critique d’art.

De Vasari (sans oublier Giovanni Battista Passeri) à Malraux, en passant par les théoriciens de l’art et les critiques du 19ème siècle qui reste l’âge d’or de la critique d’art, de Félibien à Diderot, Baudelaire et Zola, de Roger de Piles à Mirbeau et Félix Fénéon, (une autre plume féroce), ils sont nombreux les critiques que l’auteur cite, analyse et compare. A Diderot, il accorde avec raison une place éminente, celle d’avoir "métamorphoser" la critique d’art en un genre littéraire à part entière.
Son héritage demeure toujours une référence pour beaucoup de chroniqueurs actuels.

Gérard-Georges Lemaire remonte d’abord aux Grecs pour qui le mot beauté a une tout autre portée que celle que nous lui donnons maintenant. Pour eux le mot art du reste n’existe même pas. Il sera forgé par la suite, du latin ars qui désigne un talent plus qu’un objet et chez les Grecs, du mot techné, qui désigne l’ensemble des connaissances pratiques et des savoir-faire. A ce titre, le teinturier, le forgeron, sont autant artistes que le peintre*.

En trois parties distinctes, divisées elles-mêmes en chapitres, Gérard-Georges Lemaire relit "cette aventure de la pensée" qu’est la critique d’art, devenue un genre en soi, très français par essence. La critique fait partie de notre nature et de notre culture. Pour engager l’intérêt et renouveler la curiosité du lecteur, Gérard-Georges Lemaire adopte sans y manquer le principe de la question, (qui est celui de la collection même) comme par exemple : Quels sont les principaux artisans de la suprématie de la France en matière d’historiographie historique ? Ou bien : Comment les artistes italiens ont-ils perçu l’art moderne en Italie et surtout à Paris ? »
Ou encore « De quelle manière les écrivains ont-ils regardé les arts de leur époque ?


Prenons un aspect significatif de cet ouvrage, celui de "la fusion" entre écriture et peinture. 
Car c’est à travers le témoignage des écrivains et de certains artistes qui sont devenus à leur tour écrivains et donc à travers le prisme de la littérature que l’auteur explore sur la longue durée les textes. Défilent Goethe, Hogarth, D’Annunzio, Fromentin, Redon, Proust, Apollinaire, Leiris, Ezra Pound et bien d’autres. Pour prendre un exemple, un des chapitres traite du rôle des écrivains, tels Francis Carco, Roland Dorgelès, Léon-Paul Fargue, au moment où la peinture est fauve et cubiste. Leurs témoignages vis-à-vis de la création nouvelle ne sont autres que les regards qu’ils portent sur les artistes qui résident alors à Montmartre et Montparnasse. Leurs écrits tour à tour encensent, soutiennent, découragent, démolissent, condamnent le travail d’un artiste, le critique d’art ayant, privilège notable, la double faculté dans une même page de décrire d’abord l’œuvre, de la juger ensuite. On sait que l’artiste, lui, apprécie la louange et supporte mal la critique !
Ce qui fait que, phénomène plus récent et qui s’amplifie, "les artistes ont eux aussi décidé de prendre… la plume et certains n’ont pas hésité à se lancer dans la critique d’art pour imposer leur propre vision".   

On entre dans les pages de ce livre comme au XVIIIème siècle on lisait dans les gazettes les commentaires parus lors des Salons. Avec un plaisir que renouvelle une écriture soignée et inventive. Gérard-Georges Lemaire connaît son domaine, il le parcourt avec un évident savoir et le partage avec bonheur. Beaucoup de références, ce qui est utile, absence d’un index des noms cités ce qui aurait été bienvenu.
Pourquoi pas, on attend la suite qui aborderait l’art contemporain et la fonction du critique moderne, devenu "arbitre du prêt-à-penser en matière d’art", explicitant des mouvements artistiques nouveaux, révélant des noms inconnus, favorisant ou abrégeant des carrières possibles. Les amateurs suivent ou non. De nouveaux moyens leur ouvrent d’autres regards, comme les revues, les expositions et Internet.

 

Dominique Vergnon

 

Gérard-Georges Lemaire, Histoire de la critique d’art, 21x13,5 cm, Klincksieck, décembre 2017, 480 p. - , 25 euros

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