Pierre Péju. Extrait de : L’État du ciel
EXTRAIT >
1
Aujourd’hui, Dieu est mort, ou peut-être hier, je ne sais pas. Ou il y a deux mille ans ? Cinq mille ans ? De toute éternité ? Aucune importance. Au ciel, nous ne vivons qu’une seule et même journée infinie. À moins que Dieu ne soit tout simplement malade. Recroquevillé dans un coin. Le dos tourné à sa création. La face vers le mur du néant. Bien nauséeux et épuisé, en tout cas, Dieu ! Rêvant d’un sommeil sans rêve et d’un verbe infécond. Nous, Ses Anges, sommes donc livrés à nous-mêmes. Sans emploi. Sans mission. Nous perdons un à un nos pouvoirs. Enfin, nous savons encore ouvrir n’importe quelle portion du ciel comme une trappe. Nous pouvons soulever le toit de vos demeures. Nous pouvons fouiller dans vos boîtes crâniennes, essuyer du doigt vos pensées sur les parois de verre de vos âmes comme sur un pot de confiture. Accoudés à nos balcons dorés, nous nous penchons encore un peu au-dessus de vos existences afin de tromper notre ennui. Nous ne descendons plus que très rarement parmi vous. Nous avons du mal à trouver le passage. Nous sommes devenus de mauvais gardiens et n’avons plus de bonnes nouvelles à vous annoncer.
L’état du ciel est bien pire que celui de la terre. D’autant que dans cet immense palais en ruine, cet « Olympe Palace » délabré, mille autres divinités et puissances ont cherché refuge. Certains dieux oubliés errent le long de corridors interminables, ouvrent des portes au hasard. Ils arrivent des quatre coins de la croyance. Les plus affaiblis s’absorbent dans de longues parties de dés, sans parvenir à se mettre d’accord sur les règles du jeu. Et pourtant, moi, Raphaël, j’aimerais beaucoup faire un dernier petit tour chez vous, malheureux mortels. Suis-je encore capable d’accomplir ne serait-ce qu’un minuscule miracle ? Une goutte de mieux dans la mer du pire ? Comme un colibri qui crache un peu d’eau pour aider à éteindre une forêt en flammes. Sans mission, cette fois. Envoyé par moi seul.
Le ciel s’ouvre. Le hasard fait — mais est-ce le hasard ? — que là-bas, tout en bas, dans une maison construite à flanc de montagne, surplombant un lac dont les reflets font paraître le ciel plus beau, j’aperçois une femme endormie. Le jour se lève. Le coton de sa chemise de nuit fait une vive tache blanche au centre de ma vision angélique. Elle est seule dans son lit. Allongée dans son désespoir et ses draps froissés. Je me dis que je pourrais peut-être faire quelque chose pour elle… Mais quoi ? Comment m’y prendre ? Loin au-dessous de moi, dans cette région du monde, l’été est déjà bien avancé. La femme va s’éveiller, retrouver son chagrin quotidien. Je vais l’observer, et j’aviserai… J’ai l’éternité devant moi. Mais pas elle.
2
À l’aube de ce jour d’été, Nora était allongée en travers du lit défait, paupières closes, encore absente au monde, la chemise de nuit remontée au-dessus de la taille, les seins évadés du coton blanc. Elle aurait voulu stagner longtemps dans cette torpeur moite. Sans bouger. Sans penser. Mais un premier rayon de soleil vint glisser sur sa chair, gainer lentement ses jambes, caresser ses cuisses, chauffer son ventre. Le matin le plus ordinaire est aussi l’origine du monde.
Quand la lumière atteignit son visage, plaquant sur ses yeux une lame chauffée au rouge, Nora fit un bond hors du lit. Debout au milieu de la chambre, elle vacillait. Ses pieds nus collaient au carrelage tandis que la chemise retombait autour de son corps luisant de sueur. Son cœur cognait, comme d’habitude, à la seule idée de devoir affronter le jour. Déjà plus de deux mille matins depuis le drame, depuis l’horreur qui, six ans auparavant, l’avait broyée. Une nuit. Un 21 juin. Date maudite à partir de laquelle Nora avait déclaré qu’elle était morte. Deux mille jours, deux mille nuits, comme si c’était hier ! Chaque éveil la contraignait à admettre qu’il ne s’agissait pas d’un mauvais rêve : c’est dans sa vie que le pire avait eu lieu !
Inexorable, la nouvelle journée commençait. Comment supporter ce soleil gluant sur les choses ? Et le malheur incrusté dans sa chair de femme de quarante-six ans ? Une femme «comme morte», qui passait l’essentiel de son temps à errer dans les bois d’où elle rapportait branchages et fragments de roches nécessaires à la fabrication de drôles de « créatures », dans la grange, attenante à la maison et aménagée en atelier. Debout dans la lumière, elle secouait et grattait ses cheveux emmêlés de brindilles et d’épines. Par la porte-fenêtre ouverte, elle passa dans le jardin, sentant sous ses pieds, après la tiédeur des dalles, l’herbe encore humide de la pelouse mal entretenue puis la terre meuble et sèche d’une plate-bande. Relevant sa chemise de nuit, elle s’accroupit et pissa avec vigueur entre deux rosiers. Un pauvre rituel.
Chaque matin, elle suivait rêveusement des yeux le ruissellement de l’urine qui, après avoir giclé et moussé sous elle, ondulait avant d’être bien vite absorbée par la terre, comme un oued, un torrent qui s’évanouit sans avoir tenu la promesse de son jaillissement, comme n’importe quelle vie après tout, la jeunesse ou l’enfance fauchées en plein vol. Les mouches étaient déjà là, ces grosses mouches de fin d’été, grésillantes et complètement cinglées. Leur abdomen bleu gonflé de saloperies. Méditative, Nora ne se redressa pas tout de suite. Le visage et le cul offerts à la brise légère. D’une tape distraite, elle arracha les pétales passés et brunis de la rose qui effleurait sa joue puis frappa encore d’autres fleurs fanées, les abolissant en une silencieuse pluie de paupières.
Laissant les roses en paix, elle saisit une motte friable et l’émietta lentement entre ses doigts. Crâne d’enfant éclaté, pulvérisé. Sans hâte, comme chaque matin, le chat tigré apparut. Un mâle sauvage, qui rôdait dans le jardin, s’introduisait parfois dans la maison, se dérobait à toute caresse, prêt à griffer qui l’approchait, mais se jetait avec avidité sur le moindre morceau de viande qu’on lui jetait. Il se plaça en face des cuisses de Nora, à bonne distance, et s’étira de façon lascive, lustrant son poil à petits coups de langue rose avant de s’abandonner à l’énigmatique rêverie féline, moustache frémissante, ses yeux jaunes réduits à deux fentes de chaque côté du triangle noir de son museau. Solitude de femme et solitude de chat, dans le silence du matin, quelque part sur la terre. Solitude muette de chaque vieille fleur, de chaque pierre, de chaque ombre tremblante, de chaque rayon de soleil provisoire. Les muscles de ses cuisses et les articulations de ses genoux devenaient douloureux. Nora gifla encore une rose. Enfin elle se redressa. Le chat s’éloignait. Les bras croisés autour de sa poitrine, elle fit quelques pas dans le frémissement du grand tilleul planté au milieu de ce jardin plus ou moins à l’abandon où les arbres et les massifs, faute d’être taillés, s’étaient rejoints puis mêlés jusqu’à former un ensemble inextricable, lilas épuisés, érables ayant perdu de leur charmante légèreté, ifs aux fruits empoisonnés et aux branches malades, saule submergé par ses propres pleurs, pivoines étranglées par le liseron, buis informes, lierre monté à l’assaut des troncs, vigne vierge proliférant partout autour de ces rosiers trop vieux qui s’acharnaient pathétiquement à fleurir dans une indifférence complète aux saisons.
Nora s’assit sur le banc de bois qui encerclait le tronc du tilleul, et resta là, le dos contre l’écorce rugueuse, les mains à plat sous les cuisses, agitant ses jambes dans le vide ou arrachant avec les orteils les fleurs de pissenlit qui avaient colonisé la pelouse, la parsemant de taches d’un jaune vulgaire et violent.
La maison était située tout en haut du village de Ravel et possédait une terrasse qui dominait tout le paysage, et en particulier le fameux lac de Nancey, si large, si long, si désespérément bleu et pur, que les touristes ne se lassent pas d’admirer dans son écrin de montagnes et sur lequel les riverains ne tarissent pas d’éloges. Mais du jardin il était invisible et ce que Nora contemplait, entre les branches du tilleul, c’étaient les falaises qui jaillissent de la forêt, et au loin, les sommets imposants, recouverts de plaques de neige même en plein été. Tout au fond, par une brèche du mur à demi effondré, on s’enfonçait tout de suite dans les bois sauvages. Un sentier escarpé conduisait au pied des falaises. On pouvait aussi errer des jours entiers entre les troncs couverts de mousse, le long de torrents bruyants, dans des gorges. Ou grimper encore plus haut, jusqu’aux cimes, par des voies pierreuses, au-dessus de toute végétation, au risque de s’égarer, pour finir, dans les froissements gris-blanc du ciel…
Grimper afin de se jeter dans le vide ? Pourquoi pas ? Ou pour s’asseoir, dans le sifflement du vent, au milieu d’un amas de roches éboulées, et attendre la nuit, pierre parmi les pierres.
Une brise légère agitait le feuillage du tilleul. Assise dans l’ombre, Nora prêtait l’oreille aux « voix » venues de loin. Montées des profondeurs de la terre. Comme sous l’antique chêne de Dodone, le murmure de Zeus. Les voix bavardes, les voix amères, les voix furieuses et anonymes des morts, les voix charriées par la sève et portées par le vent et qui avaient l’éternité pour raconter encore et encore ce qu’elles avaient vécu, avant le trépas, avant l’obscurité et l’errance. Peu leur importait aux morts, aux esprits, que les mortels fussent incapables de comprendre l’horreur de la condition infernale. Ils parlaient, tous en même temps et chacun pour soi. Nora avait beau, chaque matin, écouter avec attention, jamais elle ne reconnaissait sa voix à lui. Puis la rumeur se faisait hostile. Les voix finissaient par se taire. Alors elle éprouvait le besoin de retrouver le clair-obscur de l’atelier. Elle choisissait toujours l’entrée extérieure, n’empruntant presque jamais, dans la maison, le petit couloir au bout duquel Mathias avait fait ouvrir une porte de communication. D’ailleurs, depuis le drame, elle évitait la maison : elle ne faisait qu’y glisser, comme une ombre projetée sur les murs blancs. Elle avait ôté tous les tableaux. Ainsi que la plupart des meubles à l’exception de deux ou trois fauteuils et d’une table basse dans le séjour. Fait disparaître tous les livres des étagères. Mathias l’avait laissée faire. D’ailleurs, lui aussi se contentait de passer.
Maison transparente. Coquillage mort sur le sable des jours.
Quand elle avait faim, Nora pouvait mordre, mastiquer avec vigueur et avaler n’importe quoi, debout dans la cuisine, ou en allant et venant d’une pièce à l’autre.
Paradoxalement, elle n’avait pas perdu son fameux appétit et se jetait, plusieurs fois par jour sur un morceau de pain et de fromage ou sur le reste d’un plat préparé par Clémence. À l’époque où elle s’exténuait à peindre des toiles sur lesquelles la pâte colorée, après avoir lentement ruisselé, se solidifiait comme de la lave, elle déclarait à Mathias, en riant, la bouche pleine : « Tu sais, la peinture, ça creuse ! »
© Editions Gallimard 2013
© Photo : C Hélie
Quatrième de couverture > « Au ciel tout va mal, Dieu se détourne de sa création. Les Anges sont livrés à eux-mêmes. Seul Raphaël, sans mission ni message, médite encore un modeste miracle. Depuis son balcon il se penche au-dessus du monde. Le ciel s’ouvre. Le hasard fait — mais est-ce le hasard ? — que là-bas, tout en bas, dans une maison construite à flanc de montagne, surplombant un lac dont les reflets font paraître le ciel plus beau, il aperçoit une femme endormie.
Nora est allongée en travers du lit défait, paupières closes, encore absente au monde, la chemise de nuit remontée au-dessus de la taille, les seins évadés du coton blanc. Un premier rayon de soleil vient glisser sur sa chair, gainer lentement ses jambes, caresser ses cuisses, chauffer son ventre. Le matin le plus ordinaire est aussi l’origine du monde. Quand la lumière atteint son visage, plaquant sur ses yeux une lame chauffée au rouge, Nora fait un bond hors du lit. Debout au milieu de la chambre, elle vacille. Ses pieds nus collent au carrelage tandis que la chemise retombe autour de son corps luisant de sueur. Son cœur cogne, comme d’habitude, à la seule idée de devoir affronter le jour. »
Pierre Péju est l’auteur de plusieurs livres aux Éditions Gallimard, dont Naissances, La petite Chartreuse (prix du Livre Inter 2003 ; porté à l’écran en 2005), Le rire de l’ogre (prix du Roman Fnac 2005), Cœur de pierre, La Diagonale du vide, et l’essai Enfance obscure (prix des Écrivains du Sud 2012).
Pages choisies par Annick geille
Pierre Péju, L’État du ciel, Gallimard, août 2013, 272 pages, 18,50 €
> Lire la critique de Julie lecanu
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