Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Emmanuel Davidenkoff. Extrait de : Le tsunami numérique


EXTRAIT>

Un tsunami s’apprête à déferler sur nos écoles, nos universités, nos grandes écoles. Du nord au sud de la Silicon Valley californienne, établissements d’enseignement supérieur, entreprises, centres de recherche publics ou privés ont inscrit l’éducation sur leurs agendas de travail, à égalité avec les autres priorités du moment – nanotechnologies, génomes à trois cents dollars, biotechnologies, énergies vertes… L’écosystème qui a converti en quelques décennies des milliards d’êtres humains au smartphone et à Internet a mis toute sa puissance de travail et d’innovation au service d’un objectif : réinventer l’éducation.

Si ce tsunami produit sur l’éducation les mêmes effets que sur les industries de la presse, du disque ou de la distribution – précédentes cibles, qui restèrent trop longtemps confites dans leur modèle économique et leurs tranquilles certitudes –, trois conséquences affecteront demain les enseignements primaire et supérieur, après-demain l’enseignement secondaire : un changement de modèle économique conduisant à une baisse des tarifs du privé, donc à un changement radical des termes du marché scolaire et universitaire ; une prise de pouvoir définitive du consommateur d’école sur le citoyen usager du service public ; la montée en puissance des organisations collaboratives au détriment des structures pyramidales, qui dominent l’organisation scolaire et universitaire partout dans le monde, notamment en France. Que vous soyez étudiant, parent, salarié ou enseignant, ce tsunami vous atteindra. Ceux qui l’auront anticipé et en auront compris les dynamiques en tireront profit ; les autres en pâtiront, rudement.

L’objet de ce livre est d’en décoder l’impact individuel et collectif. Ces changements concerneront en premier lieu l’enseignement supérieur. Parce qu’il est déjà structuré en marché. Parce que le secteur privé y est fort et s’est construit, depuis ses origines, sur sa capacité à proposer des approches pédagogiques disruptives. Parce que les ordinateurs, tablettes et smartphones ont déjà envahi amphis et salles de travaux dirigés alors qu’ils restent le plus souvent dans les cartables au collège et au lycée. Parce que nombre d’établissements ont effectué les indispensables investissements matériels. Parce que le lien avec le marché de l’emploi permettra très vite de prouver – ou non – l’efficacité de telle ou telle innovation. Enfin parce qu’une partie minoritaire mais hyperactive et influente du secteur vit à l’heure de la mondialisation.

Les signes annonciateurs de la révolution sont déjà perceptibles et ne concernent pas seulement l’engouement pour les MOOC (Massive Open Online Courses), qui méritent attention et encouragements, mais dont la conception actuelle est probablement à l’innovation pédagogique ce que Pong est à World of Warcraft en matière de jeu vidéo (le MOOC se contente pour l’heure d’actualiser la forme la plus traditionnelle, la plus conservatrice, de pédagogie : celle du cours magistral).

Écoles de commerce, d’ingénieurs, de design sont en train de diversifier leurs modes de recrutement et leurs organisations pédagogiques pour y intégrer les fondamentaux de la révolution numérique et de l’innovation ; on commence à enseigner le design thinking. Des formations mariant commerce, technologie et conception voient le jour (Web School Factory, master Idea à Lyon…). Le potentiel pédagogique des « jeux sérieux » (serious games) commence à être reconnu. Certaines écoles renoncent aux concours traditionnels pour aller chercher les talents ailleurs que dans le vivier formaté des bacheliers S mention très bien (France Business School), d’autres – y compris les plus prestigieuses – élargissent leurs viviers de recrutement via des voies d’accès destinées aux bacheliers moins « scolaires » (d’ores et déjà deux diplômés de grande école sur trois ne sont pas passés par une classe préparatoire, étape qui n’est aujourd’hui indispensable que pour accéder au top 10 des écoles de commerce et au top 20 des écoles d’ingénieurs). Les fab lab se multiplient grâce aux progrès formidables des imprimantes 3D et des outils de découpe laser ; des campus numériques émergent, comme à l’université européenne de Bretagne, qui fédère toutes les universités de la région. Des écosystèmes dynamiques se structurent afin qu’enseignement, recherche et entrepreneuriat se fertilisent, de Troyes à Saclay en passant par Grenoble. Des missions obligatoires à caractère humanitaire entrent dans les cursus afin d’épanouir l’empathie et l’intelligence émotionnelle des étudiants…

Le supérieur est donc prêt à aborder la révolution qui vient. Reste à en dessiner les contours économiques. À quelle vitesse les systèmes de correction automatisés qui permettent de traiter des milliers de copies (et plus seulement de simples QCM) s’imposeront-ils ? Quand écoles et universités renonceront-elles à leurs cours magistraux pour se convertir à l’utilisation de MOOC réellement intégrés aux cursus ? Quel impact sur l’image de la technologie aura le développement des imprimantes 3D ? Les établissements scolaires et d’enseignement supérieur sauront-ils, mieux que la presse par exemple, convertir rapidement leurs troupes aux formidables potentialités qu’offre le numérique – à commencer par le temps susceptible d’être libéré au profit d’activités de tutorat individualisé et d’expériences in vivo (stages, voyages, travaux en labo, projets académiques, professionnels ou associatifs, etc.) ?

Certaines de ces innovations prendront d’autant plus vite qu’elles ne font qu’actualiser et réinterpréter des modalités d’enseignement ou d’apprentissage parfois millénaires : Hérodote et Érasme pratiquaient la learning expedition ; un directeur de conscience n’a pas grand-chose à envier à un coach ; le serio ludere du Quattrocento italien préfigure les serious games du XXIe siècle ; Célestin Freinet n’avait pas besoin de Twitter pour faire correspondre les élèves ; la flipped classroom (classe inversée) avec son « professeur-précepteur » n’est pas très éloignée du fonctionnement du lycée du XIXe siècle… Les termes ont changé, pas les grands ressorts de la pédagogie. Leur diffusion a toujours buté sur leur caractère extrêmement individualisé, contradictoire avec les enjeux de l’éducation de masse, mais le numérique va lever cet obstacle.

Si ces innovations tardent dans les établissements classiques, de nouveaux acteurs 100 % numériques (ceux qu’on appelle les pure players) s’imposeront dans le secteur de l’enseignement supérieur et le numérique leur permettra de proposer des formations de qualité à des tarifs aujourd’hui impensables. Ils commencent à émerger. S’ils font la preuve de leur capacité à insérer leurs étudiants dans la vie active, ils se passeront de toute autre forme de reconnaissance et d’accréditation, au moins au début – c’est exactement de cette façon que s’est développé l’enseignement supérieur privé dans les années 1970, époque où la question de l’emploi était le cadet des soucis des universités et où les écoles de commerce et d’ingénieurs étaient loin d’avoir tissé les liens qui les relient aujourd’hui au monde économique.

Ce ne serait pas la première fois qu’un secteur meurt de n’avoir su intégrer une innovation : faute de s’être convertis à la vapeur, les géants de la marine marchande à voile ont disparu en quelques dizaines d’années au profit de compagnies que l’on qualifierait aujourd’hui de pure players. Ces dernières n’avaient pas cherché, comme les entreprises traditionnelles, à mixer ancien et nouveau modèles et s’étaient immédiatement développées en faisant confiance au potentiel innovant de la propulsion au charbon. La différence entre le numérique et la marine à vapeur ou, dans un registre plus proche, l’imprimerie, tient à la rapidité foudroyante du changement (un smartphone contient plus de puissance de calcul que les ordinateurs embarqués à bord d’Apollo 11 pour atteindre la Lune en 1969) et à son caractère transgressif. « L’imprimerie a révolutionné la diffusion des savoirs mais pas leur construction, relèvent Joël Boissière, Simon Fau et Francesc Pedró. L’imprimerie n’a pas affecté les manières de lire alors que le numérique entraîne une lecture non linéaire. Avec le numérique les mécanismes traditionnels de transmission sont transgressés (1). » Le rapport enseignant-élève, héritier de la relation maître-disciple, est attaqué en son cœur par la multiplication des sources de savoirs et par l’irruption des pairs comme coéducateurs voire comme parties prenantes de l’évaluation.

Logiquement, ces évolutions ne devraient pas laisser indifférent l’enseignement secondaire. Pourtant rarement l’écart entre la pédagogie et les qualités requises pour réussir au lycée général et dans l’enseignement supérieur a-t-il été aussi grand (en fait, la filière à laquelle le lycée prépare le mieux est… le lycée, à savoir les études en BTS et en classes préparatoires, qui sont majoritairement dispensées dans des lycées). Les filières technologiques et professionnelles sont nettement plus innovantes, mais elles souffrent encore, au pays de Descartes et du lycée napoléonien, d’une image injustement dégradée et ne peuvent pas encore rivaliser, en termes d’attractivité, avec les filières générales. Si bien que c’est peut-être par le primaire que la révolution numérique pourrait entreprendre la conquête de l’enseignement scolaire. Le choix d’applis de qualité dédiées à l’apprentissage de la lecture, de l’écriture ou du calcul s’accroît chaque jour. Les ventes annuelles de tablettes ayant dépassé celles d’ordinateurs, l’anxiété des parents étant ce qu’elle est, on peut sans grand risque prédire une explosion de ce secteur.

Là non plus la question n’est pas de savoir si le numérique entrera ou non dans toutes les écoles mais avec quelle rapidité il le fera, ni de savoir si le secteur public et le privé sous contrat réagiront avant qu’une offre purement privée se structure en complément de l’école, comme en Corée du Sud ou au Japon, ou à sa place. Pour se faire une idée de la puissance exponentielle des innovations portées par le numérique, il faut bien comprendre que les enseignements diffusés par un seul site, celui de la Khan Academy (2), étaient suivis en 2013 par six millions de personnes par mois, soit, selon son fondateur, Salman Khan, « dix fois le nombre d’étudiants passés par Harvard depuis sa création en 1636 (3) ».

Innovation portée par les acteurs dans le supérieur, poussée par les parents dans le primaire, un jour imposée dans le secondaire par les jeunes qui finiront par en avoir assez d’une pédagogie de la soumission et de lycées-casernes hérités de la révolution industrielle si éloignés du monde dans lequel ils sont nés et grandissent, entreprises en quête de talents moins formatés, attentives au savoir-être (les soft skills) autant qu’aux savoirs… Ce n’est pas la première fois que l’éducation connaît pareille configuration. Les années 1960 furent, sur ces sujets, effervescentes et la plupart des promesses du moment furent alors formulées : la nécessité de personnaliser l’enseignement tout en assurant la massification du système, alors submergé par les baby-boomers, était sur tous les agendas. On espérait casser l’ordre pédagogique ancien, assurer la progression des techniciens et cadres confrontés aux défis des Trente Glorieuses, prendre en compte l’émergence d’une culture « jeune » inédite et déjà porteuse d’une réinvention des rapports entre les générations.

Ces ambitions se réalisèrent en partie, autour du point culminant de Mai 68. Mais elles butèrent sur l’impossibilité d’assumer humainement cette « industrialisation de l’individualisation », conduisant aux échecs du collège unique et de la démocratisation de l’université. Le numérique permet cette industrialisation de l’individualisation. Cette révolution est enfin regardée avec espoir par les pays en développement et les ONG. Cinquante-sept millions d’enfants sont encore privés d’école, en dépit des efforts réels accomplis dans le cadre des Objectifs du millénaire pour le développement de l’Unesco, qui visaient à assurer la scolarisation de base de tous les enfants en 2015 – l’emploi de l’imparfait s’impose malheureusement car on sait que l’objectif ne sera pas atteint dans les délais. L’on voit néanmoins déjà des initiatives spectaculaires, telles que les Bridge International Academies au Kenya, qui permettent grâce au numérique de scolariser des milliers d’enfants pour des sommes défiant toute concurrence1. L’importance de cet enjeu au niveau mondial justifierait à elle seule un soutien massif des États au développement du numérique éducatif.

Partout dans le monde, l’école « à la papa », celle de l’enseignement frontal et du psittacisme, a vécu. Les enseignants, de plus en plus ouverts au numérique, le pressentent à défaut de le savoir. Collectivités et ici ou là autorités académiques aussi. Les géants mondiaux des technologies de l’information sont sur les rangs pour faire croître un marché de rêve : il est à la fois en expansion et, par nature, récurrent (une naissance = un futur client potentiel). Quant aux jeunes, principaux concernés par l’enjeu éducatif, ils sont les fers de lance de la révolution numérique et passent déjà plus de temps devant leurs écrans qu’à l’école (1500 heures par an pour 900 à 1200 heures de classe).

 

(1) Joël Boissière, Simon Fau et Francesc Pedró, Le Numérique : une chance pour l’école, Armand Colin, 2013.

(2) www.khanacademy.org

(3) Salman Khan, L’Éducation réinventée, Lattès, 2013.

 

© Stock 2014

© Photo : Julien Falsimagne

 

 

Quatrième de couverture > « Un tsunami s’apprête à déferler sur nos écoles, nos universités, nos grandes écoles. Du nord au sud de la Silicon Valley californienne, l’écosystème qui a converti en quelques décennies des milliards d’êtres humains au smartphone et à Internet a mis toute sa puissance de travail et d’innovation au service d’un objectif : réinventer l’éducation. »

Parents, enseignants, élèves, étudiants, nous sommes tous concernés. Le numérique, qu’on le veuille ou non, va bouleverser le système éducatif français, dont Emmanuel Davidenkoff dénonce au passage l’élitisme et la rigidité. Suivi personnalisé des élèves à l’école primaire, correction des copies par ordinateur, cours magistraux consultables sur Internet (MOOC), tableaux blancs interactifs, formation continue des professeurs… Si l’on veille à ne pas en laisser le monopole aux Américains, cette véritable révolution sera extrêmement bénéfi que : elle offrira une meilleure égalité des chances et une formation davantage tournée vers l’accès à l’emploi.

Mais sommes-nous prêts ?

 

Emmanuel Davidenkoff est directeur de la rédaction de l’Étudiant. Il est également chroniqueur sur France Info depuis 1997, ainsi que pour L’Écho républicain et lexpress.fr. Il est notamment l’auteur de Les universités sont-elles solubles dans la mondialisation ? (Hachette Littératures, 2006) et Réveille-toi, Jules Ferry, ils sont devenus fous (Oh ! éditions, 2006).

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Emmanuel Davidenkoff, Le tsunami numérique, Stock, mars 2014, 200 pages, 18 € 

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passionnant! merci!