Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

J.-B. Pontalis. Extrait de : Œuvres littéraires


EXTRAIT >

 

Un homme disparaît

 

J’ignore son nom. J’ignore tout de lui.

Habite-t-il la même rue que moi, une rue qui mène vers la Seine ? Ou loin de mon quartier ? À l’autre bout de la ville ? Ou nulle part ? Je n’en sais rien. Je sais seulement que cela fait longtemps que je le croise.

Lui aussi a fini par s’en apercevoir. Il a ébauché un sourire dans ma direction. Une autre fois, il m’a adressé un signe de tête. Puis un « Bonjour » puis un « Bonjour, comment ça va ? ».

Un jour est venu où nous avons échangé quelques mots, de ceux qu’on adresse à un inconnu familier : « Ça y est, c’est l’automne qui s’annonce. » Nous nous étions retrouvés assis à la terrasse du Café de l’Oubli. J’y passe un moment presque chaque jour, c’est son nom qui m’attire. Un soleil encore doux nous réchauffait, les feuilles des arbres viraient au roux, retardant le temps où elles tomberaient sur l’asphalte, le vent était léger, repoussant délicatement les nuages.
Ces mots tout bêtes : « Voici l’automne », nous les avons prononcés ensemble, comme d’une seule voix, ce qui nous a fait rire. Puis ce fut entre nous le silence.

 

Bizarrement, j’ai l’idée que cet homme attend de moi quelque chose, qu’il attend non que je le questionne mais que je lui parle. Et moi, attendrais-je quelque chose de lui ?

Qui est-il ? D’où vient-il ?

Il ne porte jamais de manteau même quand il fait froid. Une large écharpe en grosse laine lui suffit comme à moi pour se protéger. Nous marchons tous deux d’un bon pas, quoique un peu raide.

Parfois, je me dis que cet homme marche vers la mort et qu’il le sait. Il sait qu’il va bientôt mourir. Il n’est pas très âgé – la cinquantaine, peut-être moins, peut-être plus, impossible de lui attribuer un âge –, il paraît vigoureux mais il sait que ses pas le mènent vers la mort, il sait qu’il va bientôt mourir.

Parfois aussi, plus absurdement encore, je me dis qu’il est déjà mort et qu’il vient de temps à autre faire un tour parmi nous : une sorte de revenant en somme qui, à l’occasion, ferait surface dans nos rues, dans la mienne. Incognito. Histoire non de s’assurer qu’il n’a pas été oublié mais de voir si on le reconnaît, si je, peut-être, le reconnais.

Tout à l’heure, je l’ai aperçu de l’autre côté de la rue. Un autobus venait de lui passer sous le nez. Il attendait le suivant, un journal défraîchi à la main. J’ai traversé la rue, je voulais l’approcher, le rejoindre, rester à ses côtés : un mouvement très fort, irréfléchi. Et puis, je me suis repris et me suis borné à le saluer poliment. Redoutais-je de ne saisir qu’une ombre ?

L’autobus vert est arrivé, celui qui va à la Bastille, s’arrête au Père-Lachaise, a son terminus place Gambetta. L’homme monte, après un moment d’hésitation. Les portes en accordéon se referment. Il disparaît parmi les passagers, avec un singulier sourire, comme s’il voulait, lui dont je jurerais qu’il ne possède rien, se faire du premier venu un ami avant de le quitter, ce sourire en retrait de ceux qui partent, sont déjà ailleurs, un sourire dont j’aimerais croire qu’il s’adresse à moi, qui reste là, en arrêt, sur un trottoir mouillé de pluie.

Pourquoi ne l’ai-je pas suivi ?
Soudain toute la ville n’est plus comme lui qu’un fantôme.

 

L’appartement est vide. B. est partie quelques jours auprès de son père avec les enfants. Je ne me sens pas chez moi, j’erre d’une pièce à l’autre. La télévision ne fonctionne pas. Tant mieux : je ne veux pas que d’autres images, inconsistantes, chassent celle qui m’occupe. Car le trouble persiste.

 

Est-ce à la fin de cette journée d’automne, après que j’ai vu l’homme disparaître dans l’autobus, que l’envie d’écrire m’est venue ? Elle m’avait quitté depuis longtemps. Ou bien elle était demeurée en souffrance.

Il y a sur ma table un grand cahier dont toutes les pages sont restées blanches. Je l’ouvre. J’écris ces mots : « J’ignore son nom. » Rien d’autre. Je ne peux écrire que ces mots-là.

Je suis soumis à la même impulsion que celle qui m’a saisi quand subitement j’ai été attiré par l’autre côté de la rue, voulant rejoindre cet homme, ce presque inconnu qui ne m’était rien. D’où m’était venue alors la conviction folle, fragile mais intense, que, ce presque inconnu, je le connaissais depuis toujours ?

La même impulsion, puis le même arrêt. J’ai fait un pas vers l’autre côté et me suis arrêté. J’écris : « J’ignore son nom » et je tombe en arrêt.

Le lendemain, je n’y pense plus. Les miens sont rentrés. Le travail a repris et l’ordre du jour retrouve sa place. Avec ce qu’il offre, malgré les surprises qu’il réserve, de familier.

Pourtant, de temps à autre, sans préavis, à des intervalles espacés, la vision de l’homme montant dans l’autobus puis échappant à ma vue, cette vision s’impose et, avec elle, la même interrogation : Qui est cet homme ? Qui est cet homme pour moi ? Quelle est cette ombre ?

Des jours passent, des nuits surtout, qui m’entraînent dans un flux continu d’images dont le sens m’échappe. Parfois, au réveil, comme pour émerger de ce flux, me vient une injonction que je m’adresse à moi-même : Il faut absolument que j’écrive cette histoire. Quelle histoire ? L’histoire de qui ? Je n’en sais rien. Je veux seulement qu’à la place de la vision dont la persistance me lasse, mais dont je crains en même temps que l’intensité ne faiblisse, vienne une histoire. Une histoire qui déploiera l’image, qui peut-être me délivrera de sa fixité.

Cela fait maintenant des mois que je ne le croise plus dans la rue, que je ne l’aperçois plus au Café de l’Oubli.

Le projet tarde à prendre forme, l’injonction à se préciser : J’écrirai l’histoire de... de celui-là... d’un homme qui, lui, porterait un nom, d’un homme que j’aurais réellement connu, avant que, lui aussi, je ne le perde de vue, avant que, lui aussi, ne devienne un fantôme.

Je dois le dire, celui-là, je dois lui donner la parole, me mêler à ceux qui l’ont approché, aimé, croisé avant moi, je dois l’inventer, je dois le rêver. À partir des bribes que j’ai recueillies, avec ce qui me reste de lui : peu de chose. Oui, c’est cela, le recomposer avec des restes. De lui, de moi, de tout un chacun je ne dispose jamais que de restes.

Je ne raconterai pas une vie. Je n’ai aucune idée de ce que peut bien être une vie, la mienne ou de qui que ce soit. Ce seront des fragments, ce ne pourra être que cela.

Ici et là des blancs. Des lacunes. Des ruptures. Et entre lui et moi, des passages.

 

© Gallimard 2015

© Photo : C. Hélie

 

 

Quatrième de couverture > « À moins de trente ans, J.-B. Pontalis a déjà vécu ou pensé dans l’intimité de trois hommes illustres considérés comme des maîtres dans leur discipline et leur temps, Louis Renault, Sartre, Lacan. Philosophe, psychanalyste, grand lecteur, éditeur. Et Écrivain. Tôt occupé par le bonheur et la douleur d’aimer, subjugué par le secret de fabrique du rêve, collectionneur des contrées de l’absence, traqueur d’obscurité, il se tient en sentinelle, à l’affût de chaque vacillement, de tout surgissement. Mieux encore qu’écrire, admirablement, il veut s’écrire. Il invente l’autobiographie, de brefs récits, comme autant de petits romans où la parole se trouve en se perdant, dans le désordre de la mémoire. » Martine Bacherich.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

J.-B. Pontalis, Œuvres littéraires, Quatro Gallimard, avril 2015, 1344 pages, 32 €

 

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