Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Jean-Luc Hennig. Extrait de : De l'extrême amitié: Montaigne et La Boétie


EXTRAIT >

 

De l’extrême amitié

 

Montaigne n’a certainement jamais connu avec La Boétie l’amitié telle qu’il nous la décrit dans son essai « De l’amitié ». C’est du bluff. Une pure construction, une falsification, un simulacre d’amitié, présenté comme un rewriting des Vies de Plutarque. Pour tromper le monde ? Certainement pas. Encore que cette idée de secret le turlupine et qu’il ne veuille à aucun prix donner prise à des interprétations malveillantes, qui déchirent son ami « en mille contraires visages » (III, 9, 983b). Mais il veut surtout répondre à la demande d’amitié de La Boétie. Et sa réponse, il la veut parfaite et définitive et gravée dans le marbre. C’est une stèle d’amitié qu’il lui dédie.

Des pages et des pages. Et des rajouts, et encore des rajouts (il biffe rarement). Son livre n’est pas assez grand, ne sera jamais assez grand pour loger le cœur de La Boétie. Cela durera vingt ans. Vingt ans à payer sa dette d’amitié et à finir par mourir avec lui. « C’est la conversation avec le passé qui n’a pas eu lieu parce que ce passé n’existe plus, n’existera plus jamais » écrit Thomas Bernhard (Trois jours). C’est l’ami au passé, l’ami qu’on a peut-être eu et qu’on n’a pas su aimer comme il fallait et qu’on ne pourra plus jamais aimer. C’est de la mort dont parle finalement Montaigne tout le temps plus que de l’amitié. De ce point irréversible et affolant de la mort. Comment vivre avec le jamais plus ? Montaigne répond : en réinventant tout.

Montaigne, observe Charles Baudouin (Revue de Suisse, 1952), ne nous a guère accoutumés à des élans aussi exaltés. Il parle ici une langue qu’on ne l’entend parler en effet nulle part ailleurs, y compris dans son essai sur « L’Apologie de Raymond Sebond » (II, 12) ou celui « Sur des vers de Virgile » (III, 5). « Ici, dit Baudouin, il ne se prête plus, il se donne. Ici, il croit. » Certes, mais il croit surtout à cette parousie de l’amitié qu’il imagine de toutes pièces, il croit à ce qu’il donne en retour à l’ami qui, de son vivant, n’a reçu qu’ingratitude et cruauté : il réécrit, recompose cette amitié « à rebours », il remonte le temps, il fait comme si, pour lui dire qu’il le loge en son cœur. Il est si facile d’aimer quand on est seul, il est si facile de s’aimer soi-même, comme Montaigne.

 

Biographie d’une amitié

 

Ce qui est d’autant plus facile, on l’a souvent observé, que son essai sur l’amitié n’est en rien une description biographique, historique, factuelle de leur liaison entre 1557 et 1563 (Montaigne, il est vrai, n’a aucune mémoire, mais est-ce un argument suffisant ?). On a tout lieu de croire, on l’a vu, si réellement les Vingt-neuf sonnets s’adressent bien à Montaigne, que cette amitié passionnelle s’est révélée particulièrement tendue, orageuse : ce fut une friction d’amitié plutôt que cette amitié idéale, abstraite, idyllique qu’il nous propose. Comme si Montaigne voulait se racheter de tout ce qu’il a fait endurer à La Boétie : ses incartades, son indifférence, son sadisme, etc., enfin tout ce que décrivent les Vingt-neuf sonnets, un peu comme la Concha de Pierre Louÿs avec don Matéo, dans La Femme et le pantin, qui fait passer son caprice pour une manifestation de sa liberté.

La Boétie, note Jean-Michel Delacomptée, n’est ici qu’une silhouette, une sorte d’évanescence, une fumée. L’image est fuyante, elle n’est à vrai dire qu’une ombre errante. Elle est là sans être là, impalpable, insaisissable. Montaigne met bout à bout des moments, des impressions, oublie le reste et recompose tant bien que mal une histoire (s’il est possible de parler d’histoire) qui a toutes les apparences du vrai, bien qu’il sache que rien ne s’est passé exactement comme ça. Car les défaillances de la mémoire ou la difficulté de fixer un souvenir ne font pas tout : quand Montaigne raconte sa chute de cheval et son évanouissement (II, 6, 373sq), quatre ans après les faits, tous les détails y sont. Si Montaigne gomme, nimbe, auréole l’histoire réelle de son amitié, c’est par nécessité : il lui faut très adroitement parler sans parler, révéler sans compromettre, écrire sans trahir. Bref, « flouter » le tableau. Pour en évacuer tout événement précis ou toute indication suspecte. Et en garder simplement l’image d’un œuf, d’une substance « sans coutures », d’une union idéale sans passions contraires, sans heurts ni accrocs ni souffrances, bref une amitié merveilleuse qu’il érige au rang d’exemple.

Dans cet essai, il n’y a donc aucun détail biographique, aucun décor, aucune circonstance particulière (un déjeuner ou une promenade), aucun détail physique, aucune conversation : on peut même dire qu’il n’y a pas de personnages, Montaigne fait l’amitié avec lui-même. Il n’y a aucune durée non plus dans l’histoire de cette relation (sinon sa précipitation), à vrai dire il n’y a pas de temps – en dépit des différents états du texte. Tout simplement parce que cette amitié, telle qu’elle est décrite par Montaigne, n’est pas une expérience dans le temps, pas plus qu’elle n’est du reste un traité philosophique, une réflexion abstraite comme chez Aristote ou Cicéron : elle est décrite plutôt comme une illumination, un raptus mystique, qui pourrait s’étirer aussi bien pendant mille ans. Cette amitié qui n’a pas d’existence avérée, qui n’est qu’un instant démesurément étiré, n’a connu en fait que deux moments réels : son début et sa fin. Elle a commencé soudainement « par hasard en une grande fête et compagnie de ville », « par quelque ordonnance du ciel » (188c) et s’est conclue tout aussi brutalement, en neuf jours seulement, par une autre ordonnance du ciel, la peste qui se répandait dans le Périgord et l’Agenais.

Il est donc manifeste qu’il s’agit, de la part de Montaigne, d’une interprétation a posteriori, d’une reconstruction poétique de cette amitié, pour en faire une sorte de mausolée ou de monument inaltérable : il a créé un artefact d’amitié, qui est une sorte d’idéal « à l’antique » de l’amitié, mais en réalité une pure fantasmagorie. À quelle fin ? Eh bien, pour en tirer une leçon morale pour la postérité, sans pour autant entrer dans les détails. Car cette amitié fut si « singulière » qu’elle n’aurait jamais pu atteindre à l’universel sans cette entreprise de stylisation. Mais il a voulu aussi frapper une médaille qui soit une mémoire d’eux-mêmes, coulée dans le bronze, tant il est vrai qu’ils se sont aimés, mal, à contretemps, avec des ratages, des maladresses, des chamailleries, mais ils se sont aimés quand même, ils se sont aimés vraiment.

Si le mausolée est vide, si ce n’est à proprement parler qu’un cénotaphe, c’est parce qu’il y a en son centre un secret, un secret qui ne tient pas à lui, mais à La Boétie et dont il est le dépositaire. C’est pourquoi tout, dans cet essai, est pesé, calibré, savamment dosé, tiré au cordeau, revu et corrigé au fil des éditions : un vrai travail d’équilibriste. Et lui qui a plutôt tendance à ajouter n’a eu de cesse, à propos de son ami, d’éliminer, de gommer tout ce qui dépassait. Poursuivant en 1580 l’opération entamée en 1571, avec ses différentes lettres-dédicaces et son « Avertissement au lecteur », où il maquillait les circonstances de la composition des poésies ou en déguisait les intentions, il brouille ici les choses et efface délibérément toute trace du crime. Jusqu’où Montaigne avait-il l’intention de tromper son lecteur ? Espérait-il réellement un « suffisant lecteur » capable de démêler ses réticences, ses demi-aveux, ses obscurités, ses feintes ou ses « embrouillures » (III, 9, 995b) ? Apparemment oui, même si la chose est rare, ajoute-t-il malicieusement (II, 17, 657c).

L’histoire de l’amitié entre La Boétie et Montaigne est invérifiable, note Philippe Desan. Il dit encore : « Les motifs de cette communion parfaite ne sont jamais expliqués. » Et pour cause : ils ne pouvaient pas l’être, tout simplement. D’où ce superbe morceau lyrique de Montaigne, qui tranche tellement avec les autres essais. Ce qui était ineffable ou indicible, ce n’était pas seulement la qualité de leur amitié, mais la nature de leur amitié. D’une poésie magnifique (quoique en prose), on pourrait même dire fantastique, à l’image même des sentiments qu’éprouve à présent Montaigne pour lui et des superlatifs qu’il utilisait déjà en 1571 à son sujet, cet essai sur l’amitié est en somme l’apothéose de La Boétie, au sens classique de déification des héros, des rois, des empereurs après leur mort : on en faisait des êtres célestes. Montaigne devait consacrer son image définitive aux yeux de tous, mais surtout de lui-même : il avait connu la compagnie d’un dieu qui voulait en faire son ami. Et s’il a finalement décidé d’effacer de son livre, après 1588, les Vingt-neuf sonnets, c’est peut-être pour des raisons extérieures, liées à la publication que s’apprêtait à en faire son frère Thomas, mais surtout pour effacer définitivement toute trace d’humanité de cette amitié, comme il effacera toute trace visible du corps de La Boétie, si bien que celui-ci en devient une sorte d’illumination dans sa vie et qu’on a pu penser (comme G. A. Pérouse) qu’il l’avait inventé, ainsi qu’on le dit des apparitions de certains mystiques, tant chez lui La Boétie a peu de chair ou de substance.

 

© Gallimard 2015

© Photo : Catherine Hélie

 

 

Quatrième de couverture > « Dans l'amitié, il y a parfois un moment de basculement dans l'amour. Parfois l'un, parfois l'un et l'autre ensemble. Parfois brutalement, parfois après un temps plus ou moins long d'égarement ou d'oubli. C'est à proprement parler un lapsus. L'amitié devient amour. On ne l'appelle amitié que parce qu'elle concerne deux hommes ou deux femmes, bien qu'on appelle encore amitié au XVIe siècle un lien entre homme et femme. C'est ce surgissement de l'amour dans l'amitié que j'ai voulu explorer à travers la brève liaison de Montaigne et de La Boétie. »

 

Romancier et essayiste, Jean-Luc Hennig est l'auteur d'une trentaine d'ouvrages. Dans la collection « L'Infini », il a déjà publié Bi (1996), Apologie du plagiat (1997), Femme en fourreau (2000) et Voyou (2012).

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Jean-Luc Hennig, De l'extrême amitié : Montaigne & La Boétie, Gallimard, coll. « L’Infini », avril 2015, 352 pages, 24,90 €

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