Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Eimear McBride. Extrait de : Une fille est une chose à demi


Premier roman d’Eimear McBride, Une fille est une chose à demi fait parler de lui. Un sujet brûlant : la  dénonciation d’une certaine condition féminine dans l’Irlande des années 80. Une voix haletante, dérangeante. Malgré la distance induite par toute traduction – toujours délicate avec ce genre de texte (le titre, par exemple, signifie aussi : "Une fille n’est même pas un objet") –, ce premier livre s’impose en France.

Il valut à Eimear McBride de nombreux prix littéraires en Angleterre et aux États-Unis, où il provoqua l’enthousiasme de la critique.

Ainsi James Wood, du New Yorker : "La langue de McBride justifie son étrangeté à chaque page."

À suivre.

 

EXTRAIT >

 

Je suis dans le bus. C’est condensé. Étouffement. Toi assis juste derrière. Et calme. Tu ne dis pas un mot. J’en suis détournée. Ça ne nous est pas arrivé aujourd’hui à toi ou moi. Je pense. Je ne vais pas penser à toi. Je pense. Oncle. Que penserais-tu de moi assise pensant à toi ? Ma tête travaille et détournée de tout ce qui se passe ici. Leur fumée de cigarettes qui s’élève de l’arrière pour toi. Une manière de te cracher dans l’œil je pense crachouillant. Ça me fait. Non. Détourne-toi de ça éloigne-toi. L’œil se tourne en dedans. Quoi ? Quel plaisir secret de regarder mon oncle dans mon esprit. Pense à lui traversant la chambre. Je l’ai. Scruter. Je souris. Ça vient de. Qu’est-ce qui te fait rire ? alors qu’on descend du bus gluant. Rien pourquoi qu’est-ce qui te prend ? Je te laisse marcher devant. Je te laisse juste. Qu’est-ce que j’ai ? Quelque chose a tourné. Dois bouger ou le secouer. Oncle. Pense. Je dois lui faire une surprise.

 

Et je le vois là dans la cuisine. Tu passes en traînant le pied. Ses yeux te. Je passe en l’ignorant. Gorge serrée en passant et n’arrive pas à penser à comment choquer. Salut tante maman. Leurs bonjours à moi. J’avance. Je continue d’avancer. Pas un seul mot pour lui. Pas un regard pour lui. Je les garde verrouillés. Je vais comme une lumière qui s’est éteinte je monte dans ma chambre.

Plus tard ça a grimpé sur moi. Jambes estomac genoux poitrine dans la tête. Comme de la fumée à tousser hors de mes poumons. Je pourrais vomir l’excitation. Qu’est-ce que c’est ? Comme un nez qui saigne. Comme une douleur glaciale. Je me sentais pas moi. Tournant vers le soleil. Sens son rôtissement. Comme coup de soleil. Comme une insolation brûlante. Comme des gouttes tombant à l’intérieur. À travers mes cheveux. La peau éclaboussée de ça. Mes yeux aveuglés d’éclat. Énorme tremblement. Moi qui suis toute neuve. Tout juste tombée du ciel. Quoi. Ça le désir ? C’est ça. La première écharde. Je. M’abandonne effrayée. Si je voulais. Stop. Lui. Oh mon Dieu. C’est un péché mortel mortel.

Notre Père qui es aux cieux que ton nom soit sanctifié que ton règne vienne que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés et ne nous soumets pas à la tentation mais délivre-nous du mal amen.

Je suis assise en tailleur l’Encyclopædia Britannica sur les genoux. Sexe sexisme. Sexualité. Tous les mots. Je sais que c’est quelque chose. J’ai déjà regardé là-dedans. Depuis que j’ai dix ans et depuis que je sais ce que font parfois les hommes et les femmes mais je suis différente. Je suis. Allant vers le mauvais. Vers le quelque part nouveau.

Temps de la prière. Elle m’a appelée et je suis descendue et nous sommes tous assis ici. Il est assis sur le fauteuil. Ton visage encore un peu rouge et ta tête baissée. Ta tête. Je ne veux pas de ça. Je le vois. Me sourit. Une lecture de l’évangile de saint Luc. Mon propre visage. Une teinte y fleurit de ce que j’ai lu là-haut toute seule. Ça me traverse. Fouettant le sang. Et Pierre se souvint des mots du Seigneur, comme il le lui avait dit, Avant que le coq ne chante, tu me renieras trois fois. Et Pierre sortit et pleura amèrement. Amen. Eh bien il y a une leçon pour chacun de nous là-dedans n’est-ce pas ? La tante a la voix un peu éraillée. Maintenant une dizaine du rosaire. Est-ce que je commence ? Volontiers. Je sens d’autant plus mon mensonge intérieur. Si je pouvais juste être pure. Que ferais-je ? Sa chaussure. Sa chaussure est là près de moi. Ne. J’ai envie de regarder. Je lutte avec l’envie de le regarder. Je vais ignorer je vais ignorer. Lui. Si toi oh Seigneur tu ouvrais ma bouche ma langue annoncerait ta grâce. Viens à mon secours oh Dieu. Que le Seigneur se hâte de nous secourir.

Deux marches. Trois à la fois si je peux. Laisse ça. Salon. Regardant tous la télé là. Je serai moi toute seule. Serai calme en dedans. Ne te fous pas dans la merde. Je vais attendre. Ça sortir. Il va partir. Très bientôt. Je serai pure jusque. Je le serai. Ça va. Ça va. Aller.

 

Tu m’évites ? Tu n’as pas dit un mot depuis des jours. On part dans deux. Tu es toujours contrariée à cause de ta tante ? Non. Pas à cause de ça. Qu’y a-t‐il ? Rien. Je commence à pleurer. Ne. Là allez.

Ne. Allez. Je sais que ça a été une année difficile pour vous tous. Il y en a eu des choses. Ça va s’arranger cela dit. Tu sais que tu peux me considérer comme un père. Je suis juste à l’autre bout du fil et on adorerait que vous veniez nous rendre visite. Voir tes cousines. Vous avez presque le même âge. Où tu vas ? Reviens. Hé ! Reviens ici s’il te plaît.

 

Oh cœur sacré de Jésus je place toute ma confiance en toi.

 

La dernière nuit avant le dernier jour je suis sur la colline. Je vois des pâturages qui s’ouvrent devant moi pour le fuir. Ils seront partis dans un jour de plus. Je vais le faire sortir. Immodérée. Quelque chose de ça. Immodérée mauvaise chose. De regarder ta famille et penser à quelque chose. Quoi ? Quelque chose de plus que juste les bonjours. C’est sale. Quelque chose nocturne.

Assieds-toi là. Ils sont partis aux magasins et chez la mère de quelqu’un qui reçoit des messages dans des photographies. La Vierge Marie qui se cache dans le fond de la grotte à Knock ou Maria Goretti qui dit ouistiti en visite à Lourdes dit-il en riant. Blasphème mais je ne suis pas candidat aux feux de l’enfer et toi ? Je ne sais pas je ne voudrais pas le découvrir. Tu n’es pas du genre à te mouiller alors, très bon choix. Sang tourbillonne et tourbillonne. Mes joues battent. Tu ne parles pas dit-il. Dis pas grand-chose. Qu’est-ce que j’ai fait ? Rien. Je t’ai offensée ? Non. Tu es bien rapide avec tes non un peu trop rapide ? Je pense que tu es trop intimidée par moi pour être à l’aise. Je pardon. Il dit je te vois. Quoi ? Je te vois très clairement. Je te vois. C’est vrai. Alors approche. Et je ne peux pas m’empêcher de me demander si tu me vois ? Tu vois, je pense que oui.

Je suis envahie dans mes oreilles par le pouls qui tape et tape. Qui pulse mes doigts. Son toucher sur ma joue avec la paume de la main. Tu es. Oh tu es bien étrange. Et vive pour ton âge donc ne pense pas que je pense être dupe. Petite madame jeunesse et vigueur. Petite madame jesaistout mais je te vois. Pour. Ce. Que. Tu. Es. Et tu sais qu’il n’y a personne à la maison ?

Je transpire là. Prête à donner et pas. Pas du tout prête pour ce que je pense que je vais prendre. Mais je le donne. Je le donnerai. Prends cette coupe. Je boirai et non. Que tu adviennes. Laisse-le m’embrasser. S’il veut. Je. Au bord. Mais quand il s’approche je me détourne sous son pouce. Je veux t’embrasser. Il. Tourne mon visage vers lui. Me dissolvant de peur sous ses mains. Il pose sa bouche sur la mienne. Voilà le baiser pour moi. Alors. Vague de. Quoi. Perdue. Et il dit. C’était bien mais tu ne veux pas m’embrasser en retour ? Je. J’aimerais que tu ouvres la bouche un peu. Je. Le fais. Il m’embrasse. Le profond encore. Avec lèvres et dents et avec sa langue. Me touche doucement là où je ne savais pas comment. Remplit ma bouche avec.

Il dit. Ouvre tes yeux. C’est ton premier baiser ? Tendue et sur un câble je suis. Il sait quelque chose et pas moi. À mon sujet.

Que je suis naïve. Fais ça. Ne me fais pas ça. Je. Sens que je pourrais pleurer ou couler ou tomber. Je veux. Je veux. Je peux pas dire. Je suis presque. Prête ou pas. Je dois m’en aller. Ne sois pas en colère contre moi dit-il. Je suis très très honoré. Il touche mon visage. Embrasse-moi encore. Et je touche sa joue. Je touche son menton. Je sais maintenant. Ce que ça fait. Sa barbe de trois jours. Grattant.

Pense à du fromage et pas à ma peau qui rougit de plaques. Mais elle le fait rouge et rose vivant et surtout pour moi. La brûlure de ça. Cette odeur. Ça profond dans son cou comme chaud et riche et lointain. Comme des souvenirs que j’ai peut-être eus. Ça en fera de ça. Ça en a fait. Et le son des baisers je ne connaissais pas. Clapotis. Pensant être au rivage et les respirations comme de la brise sur ma tête. Il avait un goût. Je ne sais pas de café. Voilà. Il avait le goût du dîner. Quelque chose comme profond.

Mais j’attends pour. Quelque chose avec sa bouche sur la mienne. Quelque chose qui touche en bas. Il n’y a pas. Lui non. Suis-je ce que je devrais faire ? Ma main. Sur son pantalon. Je sens. Quoi. Caresse. Il expire. Non ! Pas pour moi dit-il. Je ne suis pas cet homme-là. Et j’ai honte d’avoir. Ce qu’il ne voulait pas. Mais sa main sur ma poitrine non mes seins. Il dit ça suffit. Pour moi ? Je suis ébouillantée. Pour toi dit-il et c’est trop. Je suis. Je. Debout relève ma jupe sur mes jambes. L’arrière est coincé là. Je suis moite de sueur. Et les jambes font mal. Excusée et renvoyée. Ce que je dis c’est Va te faire foutre.

Cette nuit est sans repos. Retourne ça dans ma tête. J’aimerais pouvoir te le dire jusqu’au matin.

Je viens courir près du lac. Tombe. Je suis presque trop vieille pour ça je devrais être en train de fumer boire maintenant. Passant mes mains sous mon pull. Doigts dans la jupe. Je devrais. Je devrais. Je ne suis pas. Encore. Je reste là. Yeux embués dans le vent sens la brise fraîche. Dans mon nez. Cette piqûre. Ce jour nouveau il est si tôt le matin. Je vois blanc et clair.

 

© Buchet Chastel 2015

© Photo : Jemma Mickleburgh

 

 

Quatrième de couverture > Une fille est une chose à demi nous plonge dans les replis intimes de l'existence d'une fille en devenir.

La voix âpre et puissante de sa narratrice, grandie au sein d'une famille brisée, dans une Irlande écrasée par le poids de la religion, happe littéralement le lecteur dans un flux de conscience cru et poétique. Soliloque enragé, solaire, le texte saisit parfaitement les ambiguïtés de cet entre-deux, de ce temps où l'on est une fille, pas encore une femme. La violence, l'amour filial et fraternel, la découverte de soi, de la sexualité, la honte chevillée au corps : rien n'échappe au talent de l'auteur.

Récit brutal et dérangeant s'il en est, le premier roman d'Eimear McBride est un phénomène à part dans la littérature contemporaine, une expérience de lecture unique qui a propulsée l'auteur parmi les voix les plus prometteuses de sa génération.

 

Eimear McBride est né en 1976 en Grande-Bretagne de parents irlandais. Elle retourne avec eux en Irlande du Nord à deux ans et y restera jusqu'à la fin de son adolescence. Venue à Londres étudier les arts dramatiques, elle enchaîne petits boulots et voyages. Elle achève à 27 ans le manuscrit d'Une fille est une chose à demi qu'elle mettra près de dix ans à faire publier. Le roman est acclamé tant par la critique que par le public. Elle vit aujourd'hui à Norwich et se consacre à l'écriture.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Eimear McBride, Une fille est une chose à demi, traduit de l’anglais (irlandais) par Georgina Tacou, Buchet Chastel, août 2015, 264 pages, 20 €

Aucun commentaire pour ce contenu.