Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Éric Fottorino. Extrait de : Trois jours avec Norman Jail


EXTRAIT >

 

Il m’attendait chez lui, au fond d’une pièce bien fraîche, la porte-fenêtre grande ouverte sur un jardin fleuri. C’était le printemps. Au loin palpitait la mer. Une peau scintillante et bleue que le vent fripait. De lourdes grappes de glycine caressaient la pierre d’un perron. Des hampes de lilas s’élevaient vers le ciel avec une légèreté de mousseline. Il était français mais portait ce nom américain qui sonnait comme un tour d’écrou, Norman Jail. Il n’avait publié qu’un seul roman, l’année de ses vingt ans, juste avant la guerre. La majorité était alors fixée à vingt et un ans. Il tenait à devenir, avait-il prétendu, un écrivain mineur. C’était un roman curieux, foutraque et brouillon comme on peut l’être à cet âge, empli de promesses qui n’avaient jamais éclos. On ne le trouvait plus dans le commerce, pas même chez les bouquinistes. « Livre épuisé », indiquaient les catalogues et les sites spécialisés quand on tapait « Qui se souviendra de nous ? » L’absence de toute autre parution laissait croire que l’auteur s’était épuisé plus encore que son livre. Le reste de sa vie, Norman Jail l’avait passé à noircir des milliers de pages, n’en publiant aucune. Son œuvre était un monument aux mots.

Dans ce petit bourg d’Aunis où il vivait à l’écart, on ne lui connaissait guère de famille ou d’activité précise, sinon justement l’écriture. Ses quelques amis, quand ils se laissaient aller à de brèves confidences, parlaient de ses innombrables carnets à rabats sombres, et aussi de cahiers épais qui s’entassaient partout chez lui, sans avoir aucune idée de ce qu’ils contenaient. À ceux qu’il accompagnait parfois au café, il confiait, malicieux : « Je ne suis pas un buveur, je suis un buvard. » Il n’avait d’armure que l’humour, celui qu’il retournait contre lui. Il était tout à la fois abordable et secret. On le disait fragile de constitution, avec l’épiderme transparent et filigrané d’un vieux billet de banque retiré de la circulation, quelque chose comme un Voltaire narquois à dix francs, ou un Montesquieu à deux cents francs. Lui-même ne s’accordait aucune valeur.

Écrivait-il ses souvenirs, des romans, de la poésie ? Bâtissait-il un nouveau système philosophique ? Le mystère restait entier. À presque quatre-vingts ans, Norman Jail était un personnage énigmatique et discret, connu seulement de ses voisins et par quelques férus de textes rares. J’étais pressée de le rencontrer. Je me demandais bien à quoi il pouvait ressembler car il n’existait aucune image de lui. Certains prétendaient qu’il avait les yeux roux.

J’avais noué contact par Gisèle, la fille de son infirmière, une femme douce et vaillante dont Norman Jail appréciait la compagnie. L’hiver précédent, l’infirmière s’était rendue chaque semaine chez lui pour une séance de piqûres. Il avait attrapé la maladie des griffes du chat, une affection paralysante qui l’avait immobilisé plusieurs semaines, l’obligeant à se déplacer avec des béquilles. Gisèle accompagnait parfois sa mère et Norman Jail s’était habitué à leur présence. Écrire lui était devenu impossible tant que son bras droit restait engourdi. À sa demande, Gisèle lui avait lu à haute voix le début d’un étrange manuscrit qu’il peinait à terminer. Elle n’avait pas voulu me dire de quoi parlaient ces pages. Elle m’avait seulement encouragée à lui rendre visite. Gisèle et moi, on s’était connues au lycée de la Venise Verte à Niort. Nous partagions le goût de l’aviron et du théâtre. Nous étions restées amies. Je m’étais lancée au hasard dans des études de lettres. Lire me plaisait. C’était comme rêver les yeux ouverts. Je croyais que les romans agrandissaient le monde. Qu’ils pulvérisaient les murs, effaçaient la laideur, l’ennui, l’absence d’amour, le gris de la vie. Et puis j’étais assoiffée de découvertes. La province était mon seul horizon. La province douce et cafardeuse, loin des trains rapides et des spectacles à la mode. Belle au mois de mai, mortelle le reste du temps. C’était le début de l’an 2000.

L’histoire de Norman Jail m’intriguait. Il avait rarement bougé d’ici. Son existence s’était consumée entre mer et marais, dans un no man’s land battu par les vents, à quelques encablures d’une croupe de vigne qui donnait un pineau léger. Il vivait au bord d’une côte ingrate que les gens du cru tapissaient de tuyaux raccordés à d’étroits bassins pour l’élevage des huîtres. De méchants rochers en surplomb semblaient déchiqueter les flots. Le vieil homme s’était fossilisé là, face à cette mer de labeur hostile aux jeux d’enfants. Le retour des beaux jours avait coïncidé avec l’amélioration de son état. Il marchait de nouveau sans béquilles et pouvait utiliser sa main pour écrire. Ses gestes étaient encore ralentis mais il revivait.

Une raison plus intime me poussait à cette rencontre. Mais c’était de l’histoire ancienne. Je préférais m’en tenir à ce ressort littéraire, si puissant qu’il suffisait à nourrir mon audace : approcher un auteur vivant. Savoir ce qui se passait dans sa tête quand il écrivait. Gisèle m’avait prévenue : il te chassera au bout de cinq minutes ou il te gardera. Il m’avait fixé rendez-vous un mardi à dix heures. J’étais arrivée en avance, alors j’avais marché le long des bâtiments qui bordaient sa maison, des baraques de fruits de mer, des hangars en tôle ondulée où s’entassaient des casiers à crabes, des cuissardes pour la pêche à pied, des haveneaux de toutes les tailles, des pièges à anguilles en rotin tressé. Un des hangars était un ancien blockhaus du mur de l’Atlantique. Des rails luisaient au sol, qui se perdaient au milieu d’un champ.

Quand il me reçut, Norman Jail ne savait plus très bien ce qui m’amenait.

— Je prépare un mémoire, lui dis-je en m’asseyant du côté de son oreille gauche, celle qui de son propre aveu acceptait les sons du dehors.

Je m’étais enfoncée dans un profond canapé en cuir caramel. Le soleil du matin inondait son salon. Madeleine, sa gouvernante, m’avait servi une orange pressée.

— Un mémoire, fit-il, songeur. Je ne connais ce mot qu’au féminin, comme la peur.

Je remarquai son léger défaut de prononciation, un zézaiement qui atténuait son abord sévère.

— Pourquoi associez-vous la mémoire et la peur ? demandai-je à brûle-pourpoint, trop heureuse d’avoir engagé la conversation.

— Elles vont ensemble, elles viennent la nuit, à l’aube ou à la tombée du jour. Elles vous font trembler. C’est terrible de se souvenir, passé un certain âge, surtout quand on a beaucoup aimé la vie. Cela vous donne des douleurs plus méchantes que l’arthrose. On finit par avoir peur de se souvenir, mais vous êtes encore trop jeune pour éprouver pareilles sensations.

J’avais craint de devoir lui arracher chaque mot. D’emblée, au contraire, il se montra loquace, comme s’il avait éprouvé le besoin de rompre un long silence.

— Quel était votre métier, monsieur Jail ?

— Je ne vais pas vous parler de mon gagne-pain, vous y verriez une ironie du sort. Le plus clair de mon existence, j’ai été employé aux écritures chez Delmas-Vieljeux, une grande compagnie maritime. Après un temps à La Rochelle, j’ai intégré les bureaux parisiens. Mais j’ai vite demandé à revenir ici.

Il répéta pour lui-même : « employé aux écritures », puis leva les yeux sur moi, des yeux d’un bleu passé, pareil à l’océan les jours de grande marée, quand la masse d’eau dilue sa teinte cobalt. En rien les yeux de Norman Jail n’étaient roux. C’était une légende. Moins les gens en savaient, plus ils brodaient. Ils ne se trompaient pas, en revanche, quand ils parlaient d’un homme consumé par l’écriture.

— Je n’ai fait qu’écrire, dit-il un ton plus haut, comme s’il avait soudain répondu à l’appel de son nom. Mais cela n’a jamais été mon métier. L’écriture se prend par surprise, à la dérobée. J’ai toujours été le passager clandestin de mes manuscrits. J’écrivais l’air de rien, sans crier gare, et surtout sans cérémonial. Pas de bureau attitré, pas de rituel qui aurait laissé croire à l’écriture que je voulais l’attraper ! Avoir un travail même modeste est une bonne couverture, on peut noircir des pages en catimini. Quand je prenais des vacances, c’était un désastre. Rien ne venait ! L’écriture a l’esprit de contradiction. Alors j’ai emprunté les chemins de traverse. Écrire est un acte criminel qu’il faut surtout ne pas préméditer. Voilà le résultat.

D’un geste circulaire, il désigna une bibliothèque dont je n’avais pas distingué les habitants à cause des reflets dans la vitrine. En guise de livres, je reconnus ces petits carnets dont j’avais entendu parler, des carnets à spirale qui tenaient dans la main, et de grands cahiers épais, reliés par de larges bandeaux noirs.

— Ce ne sont pas vraiment des livres... osai-je.

— Vous avez raison. Un livre est un essaim de mots parfaitement alignés, sans hésitations ni repentirs. Les traces de lutte à mort ont disparu : les violences, les accrocs, la rage, l’abattement, l’à-quoi-bon. Tout ce qui fait un livre à l’état brut, ses impasses, ses sorties de route, ses doutes à n’en plus finir.

— De lutte à mort ?

— De soi contre soi.

Un sourire lui souleva les commissures et creusa deux fossettes de petit garçon à la naissance de ses joues. Il portait une chemise de coton blanc à boutons de bois qui mettait en valeur son teint hâlé. Ses cheveux étaient longs, une belle crinière blanche qui lui tombait jusqu’aux épaules et gardait par endroits les éclats dorés d’une blondeur ancienne. Il avait le port fier, un profil ciselé d’où jaillissait son regard bleu tantôt riant, tantôt froid comme le givre. Avec son air roublard, il ressemblait aux gravures de William Cody connu jadis sous le nom de Buffalo Bill, du temps où il transportait la légende de l’Ouest dans les cirques d’Europe.

— Aucun de mes livres n’a été soumis à une maison d’édition, continua Norman Jail. D’ailleurs, je n’ai jamais sérieusement songé à les envoyer après la parution de Qui se souviendra de nous ?, sauf une fois.

— Une seule fois ?

— Dans ma jeunesse. Je vivais avec une femme sauvage. Une femme attirante comme le sont souvent les êtres désaxés. Elle était de ces créatures qui vous accrochent et vous écorchent dans un même regard. Pour elle, j’aurais remué ciel et terre. Elle le savait. Un jour, elle a disparu et je ne l’ai plus revue. Elle avait emporté le texte que j’avais écrit sur son mal de vivre. J’espérais l’en guérir. Après tout, elle a bien fait. Elle devait considérer que cette histoire lui appartenait. J’ai voulu le réécrire mais on ne revient pas dans ses propres mots comme sur ses pas. C’est pourtant ce que j’ai écrit de mieux dans ma vie. Depuis tout ce temps, je n’ai fait que me répéter. Je me suis obstiné à traquer l’inspiration qui m’avait saisi. J’ai renoncé. Chaque fois que je relis un texte tout juste achevé, une petite voix en moi me souffle : c’est moins bien que Les foulures lentes.

Les foules hurlantes ?

— Non, Les foulures lentes, me reprit-il, comme s’il avait pu distinguer à ma prononciation la façon dont j’envisageais le titre. J’avais donné ce nom à mon roman sur la femme sauvage. J’étais possédé par son histoire. Elle m’en a dépossédé. Nous étions quittes. Lorsqu’elle est partie avec mon manuscrit sous le bras, elle m’a arraché le cœur. J’avais tant donné dans ces pages. Je croyais la sauver avec mes mots, vous imaginez ma folie, et, entre nous, ma suffisance. Penser que les mots pouvaient sauver la vie ! Enfin, ceux-là en avaient le pouvoir... J’en aurais mis ma main à couper.

Il resta un instant silencieux, enfermé dans un passé pénible dont je craignais qu’il ne puisse ressortir seul. J’observai cette main. Dieu merci, elle était intacte. Une belle main cordée de veines pâles. Norman Jail reprit son récit comme si de rien n’était. Peut-être son esprit avait-il retrouvé au fond de sa mémoire les bribes d’une phrase étincelante, une réminiscence, la lumière zénithale du soleil.

 

© Gallimard 2016

© Photo : C. Hélie

 

 

Quatrième de couverture > Qui est vraiment Norman Jail ? Quand elle pousse la porte de sa maison du bord de mer, au printemps de l’an 2000, Clara veut comprendre pourquoi ce mystérieux écrivain est resté l’homme d’un seul roman, Qui se souviendra de nous ?, paru l’année de ses vingt ans en pleine Occupation. Étudiante en littérature, la jeune femme découvre peu à peu que derrière le pseudonyme de Norman Jail se cache un maître de l’illusion dévoré par la rage d’écrire, auteur de nombreux manuscrits inédits sous les noms d’Alkin Shapirov, de Jesus Manuel Ortega ou de Jean-François Purcell. Norman Jail ne dit pas forcément la vérité. Le secret de cet homme fascinant est à rechercher dans les plis de la fiction. Trois jours avec Norman Jail est un roman brillant, jubilatoire, en même temps qu’une réflexion passionnante sur la force et la magie de l’écriture.

 

Trois jours avec Norman Jail est le onzième roman d’Éric Fottorino. Il a notamment publié Korsakov, Baisers de cinéma et L’homme qui m’aimait tout bas ainsi que Mon tour du « Monde », tous parus chez Gallimard.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Éric Fottorino, Trois jours avec Norman Jail, Gallimard, février 2016, 224 pages, 17,50 €

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