Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Fabrice Gaignault. Extrait de : Bobby Beausoleil et autres contes cruels

EXTRAIT >

PROLOGUE

À 12 ans, je m’en souviens, dans la chambre humide aux murs d’un jaune passé grumelé de boursouflures de salpêtre, derrière la cuisine, dans cette chambre qui avait été autrefois une souillarde, dans la maison de campagne de mes parents, à La Hauteville, en haut de la rue principale qui descendait jusqu’à la mare aux canards, sur laquelle nous faisions du skate, les premiers skates en bois, non loin de la pension de Montfort-l’Amaury où ils venaient nous cueillir, mes frères et moi, le samedi matin, j’avais punaisé une grande carte de l’Amérique, car c’est ainsi que je voyais l’été qui arrivait : partir avec ma mère en roue libre sur les routes américaines. J’étais là, dans la chambre humide à l’odeur de salpêtre, sous le lourd édredon à l’haleine moisie, et je tournais les pages de l’atlas américain, la Route 66 qui nous conduirait là-bas, en Californie, sous des ciels bleutés où se découperaient des palmiers ondoyants et des guitares aux sonorités cristallines que je découvrais sur le pick-up de mes parents, et qui m’attiraient sans doute aussi parce que cela m’évoquait l’Algérie bleu et jaune de ma petite enfance, les couleurs qui m’étaient restées, bleu comme le ciel et jaune comme les citrons suspendus qui éclairaient le jardin, guirlandes parfumées. C’était après la mort de mon petit frère et tout ce qui s’en suivit. L’hiver avait passé, lugubre et triste, et le printemps arrivait sans que rien ne vienne piétiner les plans qui me maintenaient en respiration. Les enfants veulent croire aux rêves qui les habitent, ma mère s’était prêtée au jeu, pour ne pas me décevoir et aussi plus sûrement encore parce qu’elle aimait cette aspiration candide au grand départ, même si elle avait une peur effrayante de l’avion, depuis que le sien, une Caravelle, avait été percuté par un Jodel, dans le ciel à l’approche d’Orly, l’épargnant miraculeusement, avec mon père et la plupart des passagers et membres d’équipage. Nous rêvions ensemble les week-ends pluvieux, promenant nos doigts sur les cartes et les détails de routes qui lacéraient les États-Unis dans tous les sens. Mais tout cela n’avançait pas aussi vite que je l’aurais espéré : les précisions de départ, l’excitation qui précède toujours les grandes décisions cédaient peu à peu le pas à une quiétude qui n’annonçait rien de bon. Irai-je là-bas bientôt, écouter ces musiciens dont me parlait souvent ma mère après m’avoir emmené dans sa Fiat 500 bleu marine à un festival « pop », celui de Biot où je relevais la tête pour serrer les mains dans les coulisses à des musiciens célèbres aux cheveux longs dont j’ignorais alors les noms et le renom grandissant ? Je pressentais, sans vouloir y croire car l’espoir me permettait de surmonter la tristesse horrible de la pension, que l’Amérique s’éloignait comme un bateau quittant le quai. La voiture, les longues routes sans fin, la promesse du Pacifique éclairé de millions de lumières sur ses bordures vallonnées, s’éloignaient lorsque se rapprochait l’été. Il n’y eut rien, que la promesse de remettre tout cela à l’an prochain, comme on lit une lettre en diagonale avant de la remettre dans son enveloppe et l’enfouir dans un tiroir en se gardant d’y répondre. Mais l’automne arriva, puis l’hiver où je me plongeai dans un atlas que l’on m’avait offert. Je passais des heures sur les noms de villes, en particulier toutes celles qui avaient la singularité de se distinguer en empruntant les noms de capitales ou de grandes villes européennes. Paris, Florence, Moscou, Berlin, Montpellier, et tant d’autres m’intriguaient et me révulsaient dans un même mouvement d’incompréhension stupéfaite : c’était donc ça l’Amérique ? Des villes d’Europe posées dans les grandes plaines, comme des retours à la case départ ? Mais il y avait cette phrase de Pascal lourde de sens qu’il me semble avoir toujours entendue, comme un avertissement sinistre et encourageant, et qui me faisait l’effet d’une cloche de bronze suspendue au-dessus de ma tête, et qui m’écrasait de sa simple évidence : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre », et j’avais ce malheur en moi, qui ne me quitterait plus et qui était « la grande maladie » dont parlait Baudelaire, « l’horreur du domicile », peut-être parce que j’avais passé mes premières années en Algérie, et que je cherchais sans cesse le retour vers cette terre promise, que la pension avait définitivement éloignée, comme une machine à émonder les sourires du passé. L’été suivant, rien n’était arrivé, ainsi que je l’avais tellement souhaité. À 13 ans, je m’en souviens, j’étais tombé sur un numéro de Rock & Folk avec Crosby, Stills & Nash en couverture dans une maison que nous avions louée l’été à Grimaud. Ma mère continuait d’approuver le projet qui, sans doute, la faisait rêver et la conduirait sur les chemins de Bob Dylan qu’elle avait vu à l’Olympia en 1966 avec mon père et Bob Barus, un contact professionnel américain de celui-ci, un ami aussi, qui avait sifflé le chanteur à la voix nasillarde qu’il trouvait atroce, lui le fan de Frank Sinatra et de Nat King Cole, et qui n’avait pas supporté le drapeau américain déployé sur le fond de la scène comme une ignoble provocation beatnik. Mais jamais, plus jamais, ce rêve d’Amérique n’était revenu sur le tapis, où s’était-il enfui, aboli, vers quel terrifiant néant, quel trou noir gonflé de tous les ressentiments, secrets inavouables, craintes étouffées ? Il n’y avait désormais rien qui puisse faire taire mes rêves. Une voix criait sans cesse en moi : « un jour là-bas ! » C’est l’époque où j’achetais mes premiers 45 tours et où mon père rapporta deux 33 tours, l’un de Claudine Longet, l’autre des Byrds, le double album, en partie live, qui marqua mon entrée dans la musique californienne. Gene Clark n’était plus dans le groupe, larguant les amarres pour une carrière solo qui allait se rétamer, en dépit de splendeurs. Parmi tous les morceaux aimés de cette époque, « The Radio Song ». La chanson ultime, à mes yeux.

Derrière ce livre, tant de fantômes… La musique m’aide à respirer depuis l’enfance. Et derrière celle-ci, un « continent » lointain dispensant de merveilleuses harmonies aux quatre coins de l’univers. C’était la Californie à cheval sur les années 1960 et la décennie suivante, prodiguant coup sur coup des albums indémodables aux merveilleuses richesses mélodiques. À l’image de la faille de San Andrea qui, à tout moment, risquait de faire rompre l’équilibre édénique qui, jusqu’à un certain point, donnait l’illusion de régner en Californie, ses musiciens accourant de tout le pays, et même parfois du Canada voisin, à la manière des aînés chercheurs d’or, risquaient leur va-tout, connaissaient tour à tour la frustration des débuts laborieux, l’orgasme de l’épiphanie triomphale, l’aigreur de la déroute, l’amertume de l’oubli. Et parfois la colère incontrôlée de l’échec. L’Amérique qui, plus que tout pays, est hantée par le spectre de la déconfiture, pour des raisons multiples, a souvent fait payer en lettres écarlates ses victimes expiatoires, comme inscrites au poinçon dans leur chair. Charles Manson, le chanteur admiré puis rejeté par Dennis Wilson, le batteur des Beach Boys, fut l’un d’eux. Son « ami » Bobby Beausoleil, le guitariste recalé des Mothers of Invention et de Love, fut aussi l’un d’eux.

Oui, c’était un hiver dur et pluvieux. J’avais douze ou treize ans et je voulais être ailleurs, loin de mon âge. Dans l’obscurité humide de ma chambre, à la campagne, je traçais sur une carte des États-Unis la traversée que je rêvais de faire en voiture, week-end après week-end. Je me demande aujourd’hui si mes parents y avaient jamais cru. La pluie ruisselait sans cesse le long de ma fenêtre, je m’en souviens comme si c’était hier, et je voyais la Route 66 sous un soleil de cinémascope, outrée et comme repeinte en mauvais technicolor.

À 15 ans, j’avais découvert la côte basque, le surf et la musique qui allait avec. La côte basque, ce bout de Californie française noyé sous la pluie dans une prodigalité que je retrouverai des années plus tard à Seattle. En descendant de l’avion qui m’avait emmené de Nice, je montai à l’arrière de la moto japonaise de cet ami de mes cousins, Johann, qui allait se tuer plus tard, et qui en attendant, m’emmena à Guéthary, en passant par la Barre, la Chambre d’Amour, longeant cette côte aux rivages verts barbouillés de mousses blanches que je découvrais, venant d’une autre côte où la mer d’un bleu très sombre était égale, ou presque, jour après jour, dans sa quiétude de très grand lac salé. Là-bas, à Guéthary, la musique occupait le terrain lorsque le mugissement des vagues effrayantes disparaissait au loin, et que nous nous repliions dans les grandes maisons aux charpentes robustes. Les Beach Boys, America, Poco, Neil Young, Crosby, Stills & Nash, Quicksilver, les Byrds, Love, Grateful Dead que nous appelions le Dead, Jefferson Airplane, les Eagles, Jackson Browne, Country Joe and The Fish, The Flying Burritos Brothers, Jack Traylor, la liste était longue, les albums scrutés, palpés, servant aussi de plateaux pour rouler les joints. J’entends, je revois encore le petit groupe, dans la grande maison de Guéthary, celle-là même où le grand-oncle Paul-Jean Toulet ivre d’absinthe et d’opium nous avait précédés, jouant jusqu’à l’aube à la guitare, lorsque la platine s’était arrêtée de tourner, reprenant encore et encore des morceaux de Neil Young et des autres. J’entends tout cela, et plus. Beaucoup plus. Les timbres des voix, les rires dans la cuisine, les bruits mats des guitares posées soudainement sur le sol. Je suis venu à Guéthary et j’ai lu Au-dessous du volcan, de Malcolm Lowry, les poèmes de Tristan Corbière, et chaque soir je partais m’asseoir face à l’océan, sur la grande terrasse de graviers, là où se termine le village et commence la traversée, jusqu’à ce continent qui me conduirait à son extrémité, là où j’arriverai enfin au bout, et enfin, à court de continent, peut-être rassasié, contemplant le nouvel océan sous un ciel joyeux et menaçant. Je ne faisais pas de surf. Mais tout ce qui allait avec, oui. Les virées en mobylette jusqu’au Pax, le cinéma de Biarritz qui passait les documentaires de surf dans lesquels régnait Gerry Lopez, les soirées au Steak House, parfois le théâtre de descentes de rugbymen casseurs de chevelus. Les journées sous acide dans le jardin de Gibus de Soultrait, qui dégringolait parmi les rochers de la côte. Le Madrid et le Bar Basque à Guéthary étaient nos vigies alcoolisées. Les filles avaient de drôles de surnoms, Banane, Cadiche, Gerbette (attribué dans son dos à une jeune fille au charme très relatif). Certains, parmi tous ceux que j’ai connus alors, se sont mis à consommer de l’héroïne, en mâchonnant les ouvrages de Carlos Castaneda, Antonin Artaud, ou Timothy Leary. Le surf et la musique, la Californie en somme, continuaient de cimenter le groupe, mais peu à peu, sans que nous-mêmes nous nous en rendions compte (cela nécessitait un don d’observation affûté, que l’usage des stupéfiants annihilait chez la plupart d’entre nous), les clameurs de la grande maison se faisaient plus rares. Des prénoms manquaient peu à peu à l’appel. Les overdoses, les maladies, les crises cardiaques, les AVC, les accidents de la route, la prison, la folie, emportaient les uns et les autres au fils des ans, avant que les derniers symptômes de la jeunesse n’aient déserté leurs visages. C’était une hécatombe à la fois joyeuse et indolente, dans une sorte d’indifférence paresseuse liée à cet état d’esprit particulier de l’époque, où rien ne semblait toucher au fond ni les uns ni les autres, même si une philosophie creuse d’amour libre et altruiste badigeonnait les cortex, mais ce n’était qu’une mince couche biodégradable au premier accroc sérieux. Miki Dora, le surfeur américain junkie et escroc installé à Guéthary, était comme un totem à la fois inquiétant et fascinant, autour duquel nous tournions, de plus ou moins près en fonction des circonstances. La côte basque de ces années-là, avec ses combi Volkswagen aménagés en habitations de nomades cools, ses t-shirts de surf aux motifs psychédéliques, ses cassettes de musique importées de Haight-Ashbury, était au fond la réalisation fantasmée d’un rêve d’enfance, celle d’une traversée de l’Amérique, qui aurait dû me mener là-bas bien avant, si. Mais il y avait enfin autre chose qui arriva lorsque je revins à Paris, l’été fini. Quelque chose de terrible qui avait aussi à voir avec ce livre.

© Séguier 2017

© Photo : Laura Stevens

Quatrième de couverture > Guitariste californien, Bobby Beausoleil avait tout pour devenir une star du rock: le talent, le charisme, la beauté. Mais lorsque le protégé du cinéaste Kenneth Anger croisa un chanteur prometteur du nom de Charles Manson, il était écrit que sa partition ne serait pas exactement celle qui le conduirait aux sommets des charts. Bobby poignarda à mort un homme. Police. Menottes. Prison. Ce livre écrit sur la route, entre Los Angeles et San Francisco, est le récit d’une fascination pour le l du rasoir. Où l’on croise les fantômes de Gene Clark et de Gram Parsons, une chanteuse perdue, quelques musiciens passés de l’ombre à la lumière. Et une chanson obsédante.

Fabrice Gaignault est écrivain et journaliste. Auteur de deux ouvrages cultes sur le rock (Égéries Sixties, Vies et mort de Vince Taylor), on lui doit également les romans L’Eau noire et Aspen Terminus, ainsi que le Dictionnaire de littérature à l’usage des snobs, traduit en plusieurs langues.

Pages choisies par Annick Geille

Fabrice Gaignault, Bobby Beausoleil et autres contes cruels, Séguier, avril 2017, 232 pages, 20 €

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