Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Denis Cosnard. Extrait de : Frede

EXTRAIT >

De l’extérieur, l’immeuble ne paie pas de mine. Un bâtiment gris quelconque dans l’enfilade de la rue de Ponthieu. Dans la journée, les employés des bureaux passent sans arrêter. La nuit tombée, tout est différent. Le quartier revêt son costume de soirée. La petite voie parallèle aux Champs-Élysées s’emplit de stars et de starlettes, de diplomates sud-américains, de banquiers libanais, de princes égyptiens, de chanteurs en vogue, d’acteurs d’Hollywood, d’écrivains et de tous ceux qui rêvent de les approcher. De grosses cylindrées encombrent les trottoirs jusqu’à l’aube. Point de ralliement, le 36. Sur le mur, dans une vitrine, des photos de vedettes surmontées d’une petite enseigne. Un néon rouge vif forme un nom devenu un sésame : Carroll’s.

L’entrée est à droite. Un voiturier et une réceptionniste sont toujours en faction. Au rez-de-chaussée, le vestiaire et un premier bar. « Un cognac vous ferait plaisir, un club-sandwich ? » demande une barmaid, en veste et corsage blancs. Quelques pas, une vingtaine de marches à descendre, et vous débouchez dans la grande salle voûtée. Rien à voir avec les caves existentialistes et débraillées de Saint-Germain-des-Prés. Ici, tout respire le luxe, version châteaux de la Loire. Plafond à caissons, boiseries, tapisserie à ramages. Au sol, un parquet en damier. Des chaises d’inspiration Renaissance. Une armure est posée dans un coin. Sur toutes les tables, une nappe blanche et un seau à champagne. Les femmes portent des tenues de soirée, les hommes des complets et des cravates. Au fond, une série d’alcôves et un second bar.

Frede se tient dans le bas de l’escalier, à l’endroit où il tourne. C’est sa tour de guet. Un œil sur les clients qui arrivent, un autre sur la salle. Toujours un mot pour accueillir les noctambules. Un geste pour les placer. Elle est amicale sans familiarité, élégante sans tape-à-l’œil. Mince, voire maigre, les cheveux courts, elle ne porte ni bijou ni maquillage. Son bleu de travail : une chemise de soie blanche, un nœud papillon effilé et un complet veston sombre coupé sur mesure par un tailleur pour homme viennois, Knize, vénérable maison qui a habillé en son temps la cour d’Autriche-Hongrie et vient d’ouvrir une succursale à Paris – elle est la seule femme de la clientèle. Ainsi sanglée, elle intimide un peu. « On l’imagine très bien dans un pensionnat allemand, surveillante générale consolant dans la nuit prussienne de petites fraüleins inconsolables », fantasme le journaliste Jacques Robert, qui après être descendu dans le bunker de Hitler en 1945 sonde désormais les tréfonds des nuits parisiennes. Elle-même se rêve plutôt en impératrice de la rue de Ponthieu.

Soudain, la lumière fléchit. Le brouhaha des conversations s’apaise, et un réflecteur fait surgir de l’ombre Dany Dauberson, cheveux blonds et taille de guêpe. « Chante ma guitare, chante ma guitare dans la nuit », entonne-t-elle de sa voix grave et chaude. Jerry Mengo et son orchestre reprennent la mélodie. Les cuivres explosent. D’autres morceaux suivent, Les Romanichels, Chanson aphrodisiaque, puis un pickpocket fait venir sur scène des spectateurs et leur dérobe montres et bretelles aux yeux de tous. Léna Samara assure le relais, assise avec sa guitare dans une niche aménagée dans le mur. Les numéros et les chanteuses se succèdent : Colette Mars, Janine Miller, l’Indienne Amru Sani ou l’Haïtienne Josephine Premice. Lorsqu’elle se plante sous le projecteur, droite comme un I dans son fourreau de moire, cette superbe lionne impose le silence. Tour à tour fripouille et lascive, elle transforme le standard des frères Gershwin The Man I love en chant des tropiques. « Féline dans le moindre de ses gestes, capiteuse et intelligente au possible », commente le critique du Monde, hypnotisé. Les applaudissements crépitent encore au moment où les premiers clients envahissent la piste étroite. Si étroite qu’après minuit les sambas tournent parfois à la mêlée de rugby. Au matin ne subsistent que des verres sales, les derniers échos d’un mambo et un vague reste de parfum. Fleur de feu, de Guerlain, peut-être, ou Femme, de Rochas.

La maison se veut discrète, mais pour les photographes, ce nid de célébrités est trop tentant. En octobre 1949, un reporter de Samedi-Soir trop insistant a d’ailleurs une algarade avec Errol Flynn. Quelques mois plus tard, Frede signale à la police un de ses collègues de Flash qui « n’hésite pas, malgré les précédents, à prendre ou faire prendre des photos contre la volonté des intéressés ». D’autres photographes travaillent avec le plein accord des clients. L’un d’eux saisit Simone Signoret et Yves Montand, tout juste fiancés. Un autre, Frede aux côtés d’Edward G. Robinson, le plus fameux gangster du cinéma américain. Rita Hayworth souriant au prince Ali Khan, Gary Cooper, David O. Selznick, Lana Turner et son époux Lex Barker, Jean Marais, Daniel Gélin et Danièle Delorme, Arletty, Maurice Chevalier figurent sur d’autres clichés.

Orson Welles aussi, bien sûr. Un habitué. Un soir de l’hiver 1947-1948, il est seul à une table devant une soupe à la tomate. Débarque un trio alors inséparable : l’apprenti cinéaste Alexandre Astruc, son amie Anne-Marie Cazalis et Juliette Gréco. Aux yeux d’Astruc, l’auteur de Citizen Kane est un dieu vivant. Gréco s’approche de Welles et l’invite à se joindre à eux. Ils passent la nuit à boire du whisky et à discuter, notamment du film Portrait d’un assassin que l’Américain est censé tourner sans en éprouver la moindre envie. « Ce qui m’intéresse dans le cinéma, c’est l’abstraction », assène-t-il à son jeune interlocuteur. Celui-ci en fera quelques semaines plus tard l’exergue de son manifeste sur la « caméra stylo », un des actes de naissance de la Nouvelle Vague. À l’aube, le réalisateur se lève, jette un billet sur la table en disant « I’ll pay for my soup ! », et part avec Juliette Gréco, qu’il couvait du regard depuis le début de la soirée.

Un autre soir, Michel Déon emmène Françoise Sagan au Carroll’s applaudir Annabel, une jeune femme qui vient de faire une apparition dans Les Enfants terribles, de Cocteau. Elle chante, déclame des poèmes d’Aragon et de Prévert, danse pieds nus. Sagan est enthousiaste. Après le tour de chant, tandis que l’orchestre attaque un mambo, Déon lui présente Annabel. « J’aimerais beaucoup vous faire des chansons », lui déclare la romancière. « Avec plaisir », répond l’artiste, juchée sur un haut tabouret du bar. « J’ai pensé que c’était de ces phrases que l’on dit comme ça, sur le coup de 3 heures du matin, quand on fait la fête », rapportera-t-elle. Pas du tout : Sagan lui cisèle une poignée de textes et lui trouve un compositeur. C’est ainsi que naît le premier disque d’Annabel, future épouse de Bernard Buffet.

« Les ambassadeurs, les stars d’Hollywood, tout le monde venait au Carroll’s, raconte l’ancien maître d’hôtel Jean-Marie Bracco. Je me souviens d’avoir vu de mes yeux Rita Hayworth arrivant au bras de François Mitterrand, alors jeune ministre ! »

Frede a gagné son pari. Un ou deux ans ont suffi. Elle est repartie de zéro, et le Carroll’s est désormais l’une des boîtes de nuit les plus cotées de Paris. On s’y croise, on s’y rejoint, on s’y amuse, on s’y bouscule. Tous les soirs, Frede refuse du monde. En mai 1949, l’équipe du Racing Club de Paris au grand complet y célèbre sa victoire en finale de coupe de France de football : « Ils étaient venus là aux frais du club adverse », s’amuse René Fallet, un écrivain de vingt-trois ans qui hante la salle la nuit et en tire de parfaits alexandrins le jour venu. Il est tombé en adoration devant Dany Dauberson. Luisa, la mère de Patrick Modiano, n’est pas la dernière à faire la fête et discuter avec Frede.

Rive droite, dans l’atmosphère légère et insouciante de l’après-guerre, le « Carroll’s de Frede » est sur toutes les lèvres. Certains disent même « Chez Frede ». En réalité, la cave de la rue de Ponthieu ne lui appartient pas, et l’établissement existait bien avant son arrivée. Il s’est d’abord appelé l’Actress American Bar, dès 1939, puis a été renommé en mai 1946 le Carroll’s, en hommage à Madeleine Carroll, vedette avant-guerre des Trente-neuf marches d’Hitchcock puis figure de proue des artistes engagés aux côtés des forces américaines. Dans ce Carroll’s tout neuf, des orchestres à mi-chemin entre jazz et variété font danser pour le thé ou la soirée. Le trompettiste Aimé Barelli y passe régulièrement avec ses musiciens. Les clients se montrent parfois si bruyants en sortant que des conseillers municipaux signalent au préfet « le scandale permanent » que constitue cet établissement.

Frede y frappe à la porte fin 1947 ou début 1948. Depuis l’épisode du square Villaret-de-Joyeuse, elle est au chômage. Aussi sa rencontre avec le directeur, Henri de Maeyer, que tout le monde appelle Zizou, et surtout le propriétaire, Jacques Sicre, est-elle cruciale. Ils lui proposent non seulement de travailler au Carroll’s, mais d’en tenir les rênes : « Si vous avez de bonnes idées, vous pourriez essayer de prendre l’affaire en main. » Jacques Sicre espère donner ainsi un coup de fouet à son établissement. Frede est stupéfaite. « C’était plus que je ne demandais. Je venais chercher du travail, c’est tout. Si on m’avait offert le bar ou le vestiaire, j’aurais

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Quatrième de couverture > C'est une femme de la nuit, qui apparaît dans Remise de peine de Patrick Modiano. Elle a les yeux bleu vert, de longs cils, une chevelure brune, un air de chat et de garçonne. Elle s'appelle Frede. Ce nom de scène aussi énigmatique qu'un sphinx méritait une enquête, car il masque une extravagante conquérante du cœur féminin. Dans le Paris des années folles où poussent comme des fleurs vénéneuses des cabarets pour femmes, Frede ensorcelle les plus belles : Anaïs Nin, Marlene Dietrich, l'actrice mexicaine María Félix ou encore la jeune Lana Marconi, dernière épouse de Sacha Guitry. Dans ses établissements de Montparnasse, de Biarritz, du Cap d'Antibes et des Champs-Élysées, la nouvelle reine de la fête attire, sur un rythme diabolique, les heureux et les damnés : Juliette Gréco, Orson Welles, Marlon Brando, Françoise Sagan, Brigitte Bardot, Sacha Distel, Michel Déon... Elle envoie les mœurs valdinguer, brise les cœurs et les conformismes. Dans ce ballet des ombres, Frede est la première à laisser danser des femmes ensemble, joue contre joue. Voici le récit d'une affranchie et d'une France clandestine, aussi captivant et précis qu'un rapport de la Brigade mondaine. En compagnie de Frede, tendre est la nuit : aucun lecteur, aucune lectrice ne peut lui résister...

Denis Cosnard est journaliste au Monde et auteur d'un livre très remarqué, Dans la peau de Patrick Modiano (Fayard), Grand prix de l'essai 2011 de la Société des gens de lettres.

Pages choisies par Annick Geille

Denis Cosnard, Frede, Équateurs, mai 2017, 235 pages, 20 €

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