Joël Dicker, La Disparition de Stephanie Mailer : L’art du polar

En 2012, La Vérité sur l’affaire Harry Quebert fit l’effet d’une bombe dans un paysage romanesque plutôt morne. Ce polar captivant de bout en bout révélait un jeune auteur, Joël Dicker. Celui-ci, né en 1985 à Genève, faisait preuve d’une telle maîtrise, d’un tel art de la construction d’une intrigue, d’une telle originalité dans la façon de ménager le suspense qu’une avalanche de prix littéraires vint aussitôt saluer son avènement. Entre autres, chez nous, le Grand Prix du roman de l’Académie française et le Goncourt des lycéens. Trois ans plus tard, Le Livre des Baltimore confirmait cette fracassante entrée en scène. Jamais deux sans trois, voici aujourd’hui La Disparition de Stephanie Mailer. Point n’est besoin d’être grand clerc pour prédire à ce livre un succès de librairie digne de ses devanciers.

D’abord, parce que l’auteur y applique des recettes qui ont fait leurs preuves. L’action de ce nouveau thriller, comme celle de ses précédents romans, se déroule aux Etats-Unis. Un pays que l’auteur connaît bien pour y passer tous ses étés depuis son enfance : il photographie des ours dans le Yucon, sacrifiant ainsi à l’une des ses passions, la nature. N’a-t-il pas créé et publié seul, entre onze et dix-sept ans, la Gazette des animaux ?

Ensuite, parce que s’y retrouvent des procédés dont l’efficacité n’est plus à démontrer : retour sur une affaire que l’on croyait élucidée depuis des années, multiplication des points de vue, des narrateurs, des témoignages. Leurres, fausses pistes. Chassés-croisés incessants. Jeu sur le temps, avec des retours en arrière contribuant à épaissir le mystère, voire à en faire surgir de nouveaux. Pis dans un écheveau inextricable, le lecteur croise des personnages d’autant plus crédibles qu’ils sont campés, tout comme sont décrits les lieux où se déroule l’action, avec un réalisme frappant. D’après nature.

La Disparition de Stephanie Mailer débute à Orphea, station balnéaire des Hamptons, dans l’Etat de New York. Le 30 juillet 1994, le maire de la petite ville est assassiné, ainsi que sa famille, dans sa demeure. Autre victime, une joggeuse, témoin du meurtre, et donc susceptible de livrer l’identité du ou des coupables. Pour mener l’enquête, deux jeunes policiers, mandatés par la police d’Etat. Ils sont ambitieux, tenaces. Assez habiles pour accumuler des preuves que tous s’accordent à juger irréfutables. Ainsi permettent-ils l’arrestation du meurtrier. Ce qui leur vaut les félicitations de leur hiérarchie et une décoration.

Or voici que vingt ans plus tard, à l’été 2014, une journaliste newyorkaise, repliée à Orphea après son licenciement, se plonge, sans doute par désœuvrement, dans ce fait divers relaté en son temps la presse locale. Elle se nomme Stephanie Mailer et affirme à l’un des deux policiers qu’il s’est trompé de coupable. L’assassin présumé, mort lors d’une course poursuite, n’était pas le criminel et l’enquête menée à l’époque des faits est à reprendre de bout en bout. Nouveau rebondissement, voilà que Stephanie, après ces révélations, disparaît dans d’étranges circonstances. Que lui est-il arrivé ? Qu'a-t-elle découvert ? Et enfin, que s'est-il vraiment passé, le soir du 30 juillet 1994, à Orphea ?

Ces intrigues gigognes auxquelles sont mêlés de nombreux protagonistes, ces pistes qui bifurquent comme les sentiers du jardin de Borges, sont tout à fait caractéristiques de la manière de Dicker. En toile de fond, la peinture d’une Amérique dont il est familier. Il évoque ses contradictions, l’omniprésence de sa police, les mœurs de sa province, le rôle exorbitant des médias et leur influence sur l'opinion. Sans ménagement, mais sans intention polémique. A aucun moment l’auteur n’endosse les habits du satiriste. Ces « choses vues » confèrent au récit sa densité, rendent crédibles des personnages au caractère souvent plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord – même si ses détracteurs (il en a quelques-uns noyés dans la foule de ses admirateurs) lui reprochent parfois une psychologie de roman de gare. Tant il est vrai que le succès des autres est difficile à supporter…

Reste que l’intérêt essentiel réside dans l’intrication des événements et une enquête qui progresse par bonds, au gré des découvertes et des révélations successives et contradictoires. On songe à Hercule Poirot et à ses « petites cellules grises ». Ou à Miss Marple. Du reste, Agatha Christie n’est jamais très loin. Le coup de théâtre final est, bien sûr, au rendez-vous. C’est dire que Dicker connaît ses classiques et en a retenu la leçon. Mais il y joint cette touche personnelle qui réside moins dans le style (guère de recherche, en ce domaine…) que dans l’efficacité du récit. Et, au final, dans l’art de laisser le lecteur pantois.

Jacques Aboucaya

Joël Dicker, La Disparition de Stephanie Mailer, de Fallois, février 2018, 638 p., 23

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