Philippe Sollers, Centre : La tierce forme, par Annick Geille

Être vivant est-il encore un plaisir maintenant– sous- entendu lorsqu’on n’est plus jeune ? Le narrateur de Centre répond oui, avec certaines réserves, liées à l’époque, et au poids de ce « misérable tas de secrets » qui définit chacun d’entre nous.
Quelle morale psychanalytique pourrait alors nous aider à voir un peu de lumière au sortir du tunnel, quand « le vrai est un moment du faux » ? Telles sont les questions que se (nous) pose le narrateur de Centre, écrivain « non nobélisable », double de l’auteur, comme toujours épris du personnage féminin, dont, comme souvent, nous ne saurons pas grand-chose, si ce n’est son prénom, son métier, ses racines : Freud, Lacan.

Un grand charme se dégage cependant de la figure romancée de Nora, psychanalyste à Paris, France. Se croyant malin, le lecteur songe à Julia Kristeva (auteure d’une trentaine d’ouvrages, psychanalyste, linguiste, qui fut en outre, et par chance, chroniqueuse dans un magazine dont j’eus la charge). Sollers sourit pendant que je m’égare, se disant que le – ou la – critique tombe dans tous les pièges qu’il a tendus, non par sadisme, mais parce qu’un roman de Sollers, en apparence, ne fait que cela, tel une sorte de rébus textuel : permettre aux uns et aux autres de se situer sur une échelle de la clairvoyance ou de l’aveuglement. Il sied donc, soit de tomber en pâmoison – mais tout écrivain digne de ce nom sait ce qu’il aurait dû faire dans l’œuvre dont les autres rendent compte, qu’il n’a pas encore produit, qu’il accomplira demain – soit d’opter pour un dénigrement systématique. Il faut dire que les deux camps ont une excuse : Sollers est double. Le premier est l’auteur que nous lisons, le second, quasi sacré, intouchable, incarne le « taulier » (cf le « patron ») du village littéraire français, avec ses réseaux, sa cour, ses fans ; culte renforcé par l’intelligence et l’érudition de cette vedette du « clergé intellectuel », qui tout en se gaussant et de cette adoration, et de cette détestation, en joue certainement.

Nora n’est pas Kristeva, mais par moments, lui ressemble. En revanche, c’est bien à la linguiste et à l’écrivain Kristeva que Sollers emprunte le concept d’« intertextualité » qu’elle inventa en 1969 – la relation qu’entretient tout écrit avec une ou plusieurs parutions antérieures et/ou contemporaines. Concept repris par Roland Barthes en 1970 dans Théorie du texte. De toute évidence, ce que veut Sollers ici, c’est la fin de l’opposition (révolue) entre discours de vérité (l’essai, la biographie, l’Histoire, etc.) et discours romanesque.

Protéiforme, donc surprenant, Centre procède « en même temps » de la théorie et de la fiction. Sollers adopte pour ce livre ce que Patrick Mimouni (spécialiste de Proust) appelle « la tierce forme ».
L’indissociation entre l’essai et le romanesque.« La réalité est une passion triste, le désir, un réel joyeux » précise Philippe Joyaux (le vrai nom de Sollers). Le roman a le droit en effet – et même le devoir – de prendre toutes les formes qu’il plait à l’auteur d’adopter, pourvu que le lecteur y trouve du plaisir. « Je ne peins pas ce que je vois, je peins ce que je pense », affirmait Picasso. (« Mes romans sont des liaisons de raisonnements », confirme Sollers.)

Comment Centre fait-il pour « fictionnaliser » le réel ? Par le travail sur la langue. Le désir, et le plaisir des mots. C’est avec les mots que travaille aussi le psychanalyste. « Malgré tous ses dévoiements et atermoiements, la psychanalyse reste un scandale possible dans un monde où rien ne fait plus scandale », constate le narrateur. Nora incarne ce désir de langage qui hante Sollers.
« Les mots suscitent une vibration qui est sensation » (François Gantheret, Topique de l’instant/Gallimard).

Et que pense Nora de ses patients ? « Lacan – que j’allais chercher pour dîner –, semblait à chaque fois épuisé par ses séances, qu’il raccourcissait autant que possible. Encore lui ? Quel emmerdeur ! Encore elle ? Quelle emmerdeuse ! » précise Sollers. Comme s’il était le patient le plus désobéissant de Nora, donc le moins ennuyeux, le narrateur de Centre pense tout haut, produisant à la fois un discours de vérité, et le roman que nous lisons. Cette pensée « rêvante » nous permet de revisiter le condensé des obsessions de Sollers. Le pape, Dieu – forcément italien –, le néant, la société de spectacle, les religions, l’art, le latin, le fait-divers, la Toile, SpinozaTout ce qui est remarquable est difficile autant que rare »), la « post-vérité », il rédige trois haïkus qu’aurait apprécié Barthes, cite Michel Houellebecq.

Voici le « ça » : une poubelle ; le « surmoi » ? Féroce ; le moi ? « Fragile » ô combien. Écrire et se coucher sur le divan, c’est livrer son inconscient. Le cœur (ou le centre) de soi-même. Une remarque cependant. Qu’il adopte ou pas le tierce forme, le roman, c’est de la pensée, avec tout autour, et la cachant presque, de la chair. « Nul motif ne m’incline s’il n’impressionne ma sensibilité », dit le psychanalyste François Gantheret (Topique de l’instant/Gallimard à lire absolument) citant Paul Ricœur. Message reçu cinq sur cinq par Sollers, qui nous donne un aperçu de son prochain motif, victoire du sensible sur tout le reste : « J’ose l’avouer : je vis chaque minute comme une préparation à être savouré par le néant. Il m’attend, il salive, je suis sa proie préférée (…) Aucun désespoir, le soleil brille, et voici le soir charmant, ami du criminel. »
À suivre, Mister Sollers, please !

Regard corrosif sur les relations entre la littérature et la vie, ce texte crépusculaire, d’une extrême profondeur, révèle un Sollers dont la fragilité fait la force.

Annick Geille

© Photo :Francesca Mantovani

Philippe Sollers, Centre, Gallimard, mars 2018, 128 p. - 12,50 €

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