"Le Cuisinier" de Martin Suter, un condensé de clichés et de stéréotypes

Voilà un livre que l'on pourrait consacrer comme l'archétype d'une certaine « littérature » postmoderne, une « littérature » mondialisée, standardisée qui serait à la littérature ce que la « parkerisation » (1)  est à la viticulture. Nul doute qu'il doit exister un peu partout dans le monde d'autres écrivains globalisés de l'espèce de Sutter qui sont une injure à la belle maxime de Torga : « L'universel, c'est le local moins les murs ». Sutter a échangé l'universel contre du global, le local c'est-à-dire le terroir contre une écriture aseptisée, que l'on croirait sortie d'une chambre stérile, comme on fait du vin dans des fûts de chêne neufs, les murs, il ne s'y frottent pas, il les efface, les fait tomber d'une pichenette, d'un claquement de doigt. 

Le Cuisinier ou Comment faire de la littérature avec de bons sentiments, le plus sain air du temps, du concentré de politiquement correct. Le héros du livre, Maravan, est un pauvre réfugié tamoul, cuisinier de génie dont le monde occidental aveugle et raciste est incapable de reconnaître le talent et qu'il cantonne à la place de commis de cuisine. Heureusement, il y a une serveuse, Andrea, une femme (l'Occident sera sauvé par les femmes, n'est-ce pas. Le monde sera sauvé par les femmes), une lesbienne qui plus est, draguée par les hommes d'affaires blancs libidineux qui viennent manger dans le restaurant gastronomique où elle travaille – les minorités doivent se serrer les coudes –, et qui est intriguée par Maravan, par le charme de cet Orient évidemment mystérieux et magique. Cet Orient raffiné adepte de la sensualité (on pouffe). Maravan compose en secret des plats ayurvédiques au pouvoir aphrodisiaques (on rit jaune). Tiens, il y a aussi l'éthiopienne, princesse dans son pays d'origine, pute de luxe en Suisse (on ne rit plus). Et enfin, la jeune fille sri-lankaise, réfugiée elle aussi mais qui veut s'émanciper de la tutelle étouffante de sa culture d'origine incarnée par un père rigide (on grimace).

Un condensé de clichés et de stéréotypes

Il est quand même assez rare de lire un tel condensé de clichés et de stéréotypes. A un niveau comme celui-ci, cela tient du prodige. Il faudrait inventer un nouveau genre pour classer ce type de roman, non pas que Suter soit le parangon du cliché en littérature mais il arrive si bien à emballer sa prose frelatée derrière de beaux rubans de couleur que le lecteur pressé, l'homme (ou la femme) postmoderne peut s'y laisser prendre, comme on se laisse glisser dans le sommeil l'après-midi en vacances. D'ailleurs, il suffit de lire les critiques qui ont suivi la parution du livre pour s'en convaincre. Ce n'est que dithyrambe et éloge. Les bras nous en tombent. On vérifie à deux fois le titre, l'auteur, la couverture, etc., pour se convaincre que l'on a bien lu le même livre. La critique – la critique ? – se prosterne devant le bon vendeur.

On se pose une question : Suter est-il un écrivain rusé qui sait jouer intelligemment de l'air du temps pour nous délivrer une littérature boboïde, un produit marketing en vente dans toutes les épiceries bio du quartier du Marais à Paris, ou bien est-il un rejeton de notre postmodernité qui nous délivre tout simplement sa vision caricaturale et manichéenne du monde ? La vérité se trouve certainement au croisement des deux propositions. Avant d'être romancier, Suter a été publicitaire, et il applique les méthodes de son ancien métier au roman, il est doté d'un esprit qu'une trop longue immersion dans la publicité a rongé, tellement qu'il ne sait plus penser qu'à partir du plus petit dénominateur commun, c'est aussi simple que cela. Suter, c'est le Jean-Pierre jeunet de la littérature, Maravan le personnage principal de son roman, son Amélie Poulain. Bref du cucul la praline à toutes les pages, à toutes les sauces.

De la pensée publicitaire

L'immigration, le statut de réfugié, le choc des cultures, la prostitution de luxe, la cuisine moléculaire, la crise, le foot-ball, le trafic d'armes, la menace nucléaire, etc., tout y passe, rien ne nous sera épargné. Mais, Suter ne fait qu'évoquer les sujets sensibles, du slogan, aussi rapide et incisif voudrait-il, qu'un spot publicitaire. Cela ne va pas plus loin que la simple évocation, des phrases à la neutre tonalité, comme des brèves de journal, posées là juste pour faire réaliste. C'est un décor de carton-pâte devant lequel s'agitent quatre enfants innocents, quatre purs, quatre saints qui essayent de tirer leur épingle du jeu dans ce monde vil et corrompu par des porcs cupides. La rupture est très nette entre le monde d'hier représenté par les activistes Tamouls, maffieux et racketteurs, prisonniers de leur idéologie obtuse, le père de Sandana cloîtré dans la tradition, Dalmann, l'homme d'affaires, sans scrupules mais pitoyable, et l'avenir en gestation, l'espoir d'un monde meilleur qu'incarnent nos quatre chérubins chez qui tout est fluide, rien n'est étanche, où l'on transgresse la transgression elle-même, où les différences n'ont aucune importance sauf en cela qu'elles permettent la fusion iconoclaste, le métissage. Les personnages sont flous mais sans aucune ambiguïté.

Le pire est que Suter rate tout comme un vrai gâte-sauce. Aucun érotisme ne se dégage de ses pages, il s'est trompé de recette et nous a refilé du bromure à la place de l'aphrodisiaque promis.

Bien sûr, heureusement, les méchants perdront à la fin.

On ne résiste pas à l'envie de terminer par un sarcasme en citant Maravan, citation qui résonne comme une définition par l'absurde de la prose de Suter : « Je veux faire quelque chose de neuf avec ce qui est familier. Quelque chose de surprenant avec de l'attendu. ».

Philippe Menestret 
 

(1) De Robert Parker à qui se détracteurs reprochent de contribuer à l'uniformisation planétaire du vin, la Parkerisation, en imposant ses propres critères de qualité.

Martin Suter, Le Cuisinier, Christian Bourgois, mai 2010, 344 pages, 20 € 

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1 commentaire

Beautyseeker

Quoi qu'on en dise,  j'ai bien aimé ce bouquin...