Moreau peintre de l’ailleurs

Comme les sages et les philosophes, les artistes, plus encore, ont cette clairvoyance qui leur permet de « pénétrer les arcanes de l’être » écrit Rémi Labrusse, un des auteurs de ce remarquable catalogue qui accompagne l’exposition qui vient de s’ouvrir au musée Gustave Moreau. Parlant de cet artiste, un de ses élèves estimait qu’il était « le voyant admirable d’une Renaissance nouvelle ». Moreau visionnaire, à un double titre donc si l’on pense aux deux acceptions du mot. La question se pose en effet devant ses tableaux qu’il a conservés en grand nombre, d’une richesse de couleurs et de formes infinie, quand les unes et les autres ne relèvent que d’un pouvoir créatif libre, éblouissant, renouvelé, né au profond de soi. Est-ce que ce sont seulement des visions intérieures, des évasions posées sur la toile, des espèces de prières informulées nées des aspirations de « ce mystique enfermé, en plein Paris, dans une cellule où ne pénètre même plus le bruit de la vie contemporaine » pour reprendre les mots de Joris-Karl Huysmans, lors du Salon de 1880 ?

Dans le même temps, Moreau qui avec ces huiles aux chromatismes puissants construit une autre esthétique sans en définir ni les contours ni les volumes, n’anticipe-t-il pas sur ce qui deviendra l’abstraction ? Est-il en somme le véritable annonciateur conscient des bouleversements qui s’opèrent, le précurseur d’une révolution encore à peine annoncée ? On sait que les surréalistes recueilleront en héritage Gustave Moreau. Comme le note Marie-Cécile Forest dans son avant-propos, s’agit-il d’un travail délibéré ou simplement l’exploitation du hasard ? Avec ces deux options qui à terme se rejoignent et se soudent, on est devant un ensemble qui, contenant une espèce de magie visuelle et un univers ouvrant grand son espace à l’onirisme, au voyage, à l’ailleurs, rejoint les pressentiments d’un pionnier.

 

Devant cette grande toile exécutée entre 1875-1890, signée deux fois, résultat d’un immense travail de composition, Le Triomphe d’Alexandre, le symbolisme est entré entier, avec lui la féérie, le mystère, l’illimité, et autant la mythologie, « le tout dans une vision de rêve sombre et beau, délicieusement maléfique. On ne contemple pas ce tableau, on s’y perd ». Il faut admirer cette narration historique dans ses détails, ses empâtements, ses resplendissements de teintes, ses dessins tracés sur la peinture pour comprendre la démarche de Moreau qu’analyse et explicite brillamment ce livre. Des rochers montant jusqu’au ciel, des colonnes végétales qui en descendent, des personnages en abondance, on est face à une extraordinaire « collaboration de la matière avec l’esprit ». Ce tableau est en quelque sorte le résumé et l’annonce du propos de cet ouvrage et de la présentation au musée.

Une à une, ces ébauches et ces études déploient une longue tenture où les contrastes jouent à plein pour inviter à ces songes et ces chimères que l’œil discerne ou croît discerner, interprète,  perçoit, voire repousse dès lors que leur sens lui échappe. Evident avec cette ébauche pour La Source ou Jupiter et Sémélé, plus difficile à saisir afin de rattacher tel Paysage à tel tableau réalisé plus tard.

 

Ce sont des « champs colorés », des fonds en attente qui « auront leur postérité chez Mark Rothko ou Barnett Newman ». Du reste, certaines pourraient s’intervertir avec d’autres et porter des titres similaires que l’on serait en peine d’approuver ou réfuter.

Il ne faut pas manquer de regarder les aquarelles maniées en virtuose par un Moreau animé par « l’amour de la pure plastique et de l’arabesque ». Apparemment des taches.

 

En réalité ces « feuilles retravaillées deviennent des œuvres d’art jugées dignes d’être exposées dans le musée ». Edmond de Goncourt écrivait à leur sujet que ces « aquarelles d’orfèvre-poète semblent lavées avec le rutilement, la patine des trésors des Mille et Une Nuits ». Il n’est pas interdit de penser que des poètes comme José Maria de Heredia ou Théodore de Banville se soient inspirés pour certains de leurs poèmes de ces innombrables scintillements. Ils n’eurent plus qu’à les transposer en poésie.
« L’inspiration n’est jamais dans le sujet, elle est dans l’âme de l’artiste » disait Moreau.

 

Dominique Vergnon

 

Marie-Cécile Forest et al., Gustave Moreau, vers le songe et l’abstrait, 140 illustrations, 250 x 285, Somogy éditions d’art, octobre 2018, 192 pages, 29 €

www.musee-moreau.fr jusqu’au 21 janvier 2019 

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