Gravures et dentelles en papier

Rien qu’à la silhouette, on reconnaît Voltaire ! Le genevois Jean Huber (1721-1786), l’inventeur des « tableaux en découpures », joint à l’habileté du peintre la dextérité du graveur et parvient à rendre sans équivoque possible l’allure exacte du célèbre personnage. Voltaire, semble-t-il, envoyait à ses amis cette carte à jouer en noir et blanc qui avait sans doute, pour lui comme pour eux, valeur de carte de visite ou de billet apportant quelque nouvelle. Découper le papier est un art aussi charmant que difficile, malaisé à classer car il se situe entre le passe-temps, l’art populaire et l’artisanat. Il a atteint en Suisse des sommets de finesse et d’élégance, de diversité et d’expressivité. De l’armoirie à la scène de chasse en passant par le message d’amitié et l’image pieuse, de la caricature à l’évocation de la vie familiale, ces décors de toutes tailles ont attiré de nombreux adeptes et fascine leurs admirateurs d’aujourd’hui. On pense à ces figurines aux contours précis et complexes qui se détachent en blanc sur un fond noir, mais aussi en rouge, en vert, en bleu, à ces cœurs, ces oiseaux encadrés par de minces bordures, ces mouvements modernes, véritables dentelles donnant une parfaite impression d’actions et de reliefs. Ainsi de L’histoire de Guillaume Tell en cinq épisodes, réalisée entre 1820-1830, racontant les épisodes du courageux héros de l’indépendance helvétique. Autre série comique, elle aussi en cinq étapes, la relation de la séance du patient chez son dentiste, où le moindre détail suffit à expliquer les moments successifs de l’opération et les émotions de chacun des deux hommes.

 

Parmi ces tableaux à la fois figés et qui paraissent s’animer par le jeu astucieux des pleins et des vides, le canivet, nom tiré du mot canif et donné aux images pieuses, a connu son apogée au 18éme siècle. Fleurs, ciselures, dessins naïfs, invocations, la Vierge ou un saint trône au centre de l’image dévote. Les ornements, quelles qu’en soient les formes - entrelacs, broderies, treillis, feuillages, arabesques, poinçonnage parfois - atteignent un niveau de raffinements incroyables. Le passage attentif et rigoureux des ciseaux permet ces aérations, ces passages ajourés et ces allègements parfois infimes des gravures. Le mot tulle est naturellement employé pour en exprimer la légèreté et la subtilité. Devant l’extraordinaire feuillet destiné à la catéchèse, du début du XIXème siècle, on pense à une enluminure ou à ces fantastiques dessins géométriques de Dürer.  

 

Un autre genevois, Jacques-Laurent Agasse, formé par Huber, se distingue par l’harmonie de ses arbres dont il définit avec un soin poussé les ramures afin d’obtenir des effets d’épaisseur et de vibration du feuillage, comme si le vent les agitait. On peut rapprocher ce travail de celui d’autres artistes actuels qui s’inspirent de la réalité et la transforment, au gré de leur fantaisie, en tableaux et panoramas qui acquièrent de nouvelles perspectives, comme Ursula Schenk, Sonja Züblin, Vera Käufeler. La couleur entre souvent dans la composition, renforce l’impression de broderies et de dentelles, assurent une perception plus rapide des jeux d’évidements. Exigeant une extrême patience, résultat étonnant d’une minutie et d’un savoir-faire confondants, directement liés à des thèmes suisses, comme la montée des alpages, - à signaler celle de Julia Feiner-Wiederkehr (1901-1991) - certaines feuilles représentent des sujets locaux bien connus, des fêtes alpestres, des chamois, des troupeaux de vache gravissant les sentiers, des chalets aux balcons fleuris, le drapeau à la croix rouge, les danses paysannes. Au-delà de ce qui pourrait sembler enfantin, on devine l’application requise, la science des pliages, de la superposition, de la soustraction progressive de papier, le calcul pour évaluer où et comment retrancher l’infime morceau pour que le motif ait du sens.  

 

Présidente de l'association suisse du découpage, l’auteur fait partager sa passion pour cet art qui s’est depuis des siècles développé chez nos voisins et compte de nombreux fidèles. Comme en Chine, où il constitue également une culture répandue et ancienne, le papier découpé n’est pas qu’une œuvre de bricolage ou un goût pour l’illustration. Il est aussi une question de technique et donc de possession de ciseaux, couteaux, scalpels, cutters. Tout cela fait un art si on apprend à les manier comme ces maîtres.  

 

Dominique Vergnon

 

Felicitas Oehler, L’art du papier découpé, cinq siècles d’histoire, Editions Ides et Calendes, octobre 2013, 26 x 23,5 cm, 400 illustrations en couleur, 256 p, 29€.

 

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.