L’histoire de France de Michelet, le texte et l’image

Dans sa brillante préface datée de 1869, Michelet confesse que sa vie est passée dans ce livre, comme une substance passe, se mêle, s’épuise dans une autre, l’enrichit et la change. Il se lance d’ailleurs dans une comparaison qui pourrait sembler hardie si justement elle ne se rapportait à ce passage de la vie d’un peuple qui va « se faisant, s’engendrant, broyant, amalgamant des éléments » pour former une nation, au même titre que « du pain, des fruits, que j’ai mangés, je fais du sang rouge et salé qui ne rappelle en rien ces aliments». Comme Michelet a sa vie durant préparé et nourri ce livre, pour lui « la France a fait la France ». Elle a sustenté sa propre croissance et s’est nourrie de son histoire, de sa liberté, du sang de ses hommes. Dans le progrès humain ajoute-t-il, la part essentielle est à la force vive qu’on appelle homme. Son ouvrage, qui est deux fois lui-même - « Mon livre m’a créé. C’est moi qui fus son œuvre. Ce fils a fait son père » - est donc non seulement l’histoire d’une nation à travers ses événements mais surtout celle des hommes qui les vivent.

 

Si le travail de Michelet, « un monument écrit pierre à pierre », s’inscrit dans ce renouvellement des esprits à la fin du XVIIIème siècle aux plans intellectuel et politique, le livre présenté sous la direction de Paule Petitier, professeur de littérature française, spécialiste  du XIXème siècle et de Michelet, est aussi un monument, avec ce que ce mot comporte d’équilibre, de solidité et de beauté. Il faut ce genre de publication pour rendre compte d’un ouvrage de cet ordre. A moins, l’effet de correspondance se perd. On pense pour ces deux livres à quelque édifice antique qui impose respect et admiration. Le choix des illustrations qui accompagnent les textes participent à la grandeur des pages de l’éminent historien dont les « cours se composaient de vastes aperçus sur l'histoire universelle où il esquissait en traits rapides et vigoureux la physionomie de chaque civilisation et de chaque époque, d'études de détail sur quelques points spéciaux par lesquelles il initiait ses élèves aux recherches d'érudition et aux règles de la critique ». Cet aspect visuel est fondamental, quand on sait ce que l’image a représenté pour Michelet. Ce point mérite d’être souligné et que l’on y revienne plus avant. Notre passé commun, les épisodes glorieux et les heures graves, les batailles et les temps de paix, les rois et les princes, les mendiants et les galériens, le cafetier et le marin, chaque agissement qui se date entre dans la chaîne de la geste, chaque acteur de la gloire ou simplement de la marche du pays apparaît sur la scène, joue son rôle, disparaît, un tel en héros, un tel en valet, un autre sans nom, un autre jamais oublié. Michelet note au sujet de l’enchaînement des faits historiques que « ceux qui croient que le passé contient l’avenir et que l’histoire est un fleuve qui s’en va identique, roulant les mêmes eaux, doivent réfléchir ici et voir que très souvent un siècle est opposé au siècle précédent et lui donne parfois un âpre démenti ».

 

Illustrant ces siècles qui forgent peu à peu une identité, une immense et originale galerie de tableaux se déploie au fil des pages et traduit en images ce que les mots décrivent. Pour un texte comme celui-ci, rédigé par une main qui connaît la valeur des termes et mesure la cadence des phrases, il faut des œuvres comme celles-là, signées elles-aussi par des mains éprouvées qui, évaluant le sens des couleurs et la portée des formes, saisissent des événements l’instant capital, le moment qui s’extrait de la durée pour en infléchir le cours. Il est en somme heureux que Michelet soit en compagnie de Simon Vouet, Gustave Doré, David, Hubert Robert, François Clouet, Philippe de Champaigne, Gros, Jean-François de Troy ou encore Paul Delaroche, et tant d’autres artistes qui apportent par leurs œuvres un second poids à la sienne. Ils explicitent par leurs talents ces actes que l’histoire suscite et absorbe ensuite dans « les replis de son manteau ».

 

Car Michelet, professeur au Collège de France, est aussi amateur d’art. En visitant les musées, en lisant depuis sa jeunesse et s’instruisant dans les bibliothèques, il amasse un profond et solide gisement de connaissances et de repères chronologiques, « nourris par l’observation de gravures, de tableaux, de fresques, de sculptures, de motifs décoratifs et de formes architecturales ». Quand il voyage, même démarche. Sa curiosité le guide vers des sources renouvelées qui irriguent son savoir. De même, associant à l’art les lettres, tous ses ouvrages le prouvent, est-il désireux de préserver à la langue sa pureté et sa richesse. Son lyrisme a été parfois critiqué, il n’en reste pas moins que « la puissance du style est une des caractéristiques frappantes de cet historien, qui de son vivant captivait ses auditeurs et ses lecteurs par son don de faire revivre le passé sous leurs yeux ». Des mots choisis, sertis dans le déroulement de phrases parfaitement ajustées à l’idée, suffisent pour décrire et analyser une situation, la présenter sous un jour particulier, la résumer, sans que se perde cette faculté de peindre « jusque dans les détails matériels et de l’atmosphère sensible, par des notations sur le temps météorologique, les costumes, les lieux, les couleurs, les bruits ». Il se sert des Mémoires des contemporains pour restituer leurs impressions ressenties, leurs émotions, leurs élans, ce qui donne au lecteur le sentiment d’être témoin en temps réel de la scène. A ce dernier, il propose des clés pour comprendre, retenir, évaluer, juger. Parmi d’autres, deux aperçus rendent compte de cette faculté de synthèse: « Les visions de monarchie universelle, étranges et romanesques pour un duc de Bourgogne, semblaient l’être bien moins pour celui en qui la fortune unissait les Espagnes, les Pays-Bas, les Etats autrichiens » ; « Les Gaulois du Nord, Belges et autres, jugèrent, non sans vraisemblance, que si les Romains avaient chassé les Suèves, ce n’était que pour leur succéder dans la domination des Gaules ».

 

Sur une trentaine d’années, entre 1833 et 1867, Michelet rédige son œuvre qui est livrée en dix sept tomes. Le livre qui est publié par Citadelles et Mazenod réunit en une soixantaine de chapitres l’essentiel de notre histoire, reliant les Mérovingiens, les Normands, Crécy, Azincourt, Nancy, le duc de Guise, Mazarin, Turgot, Robespierre. Dans sa vision d’ensemble, comme si souvent ailleurs, Michelet n’oublie pas le détail qui évoque le quotidien, la formation, le progrès. Ainsi, il cite notamment la mise en place des « trois Ecoles de Médecine, Paris, Montpellier, Strasbourg ! Pour la première fois, au lieu d’un enseignement en l’air, pédantesque et doctrinal, l’Assemblée a institué la médecine sur le vif, au lit du malade. On met sous les yeux de l’élève, non la maladie possible, mais l’homme même, l’homme malade, le patient, la douleur ». On remarque ici le désir de Michelet, gardant le souvenir de son instruction difficile, de rappeler le rôle de l’éducateur. Les « épreuves de mon enfance me sont toujours présentes, j'ai gardé l'impression du travail, d'une vie âpre et laborieuse, je suis resté peuple ».

 

Le parcours s’achève avec le « siècle terrible », le XIXème, moins fils de la Révolution « rupture majeure qui surplombe l’histoire » que de la Révolution industrielle « qui a introduit un traitement de masse de la production mais aussi des hommes ». Formant un long cortège, environ  20 000 personnes  qui voyaient en lui la figure d’un visionnaire et d’un protecteur, assistèrent aux funérailles de Michelet.  

 

Ecarté, tombé dans une sorte de discrédit auprès de certains, toujours loué par d’autres, Jules Michelet laisse un héritage considérable. Ce dialogue art-histoire constamment noué dans ce magnifique livre procure à la fois le plaisir d’une relecture des pages fondatrices de notre histoire et d’une confrontation avec les interprétations que les artistes en donnèrent. Heureuse rencontre entre les faits rapportés par la plume et leurs traductions rendues par le pinceau.

 

Dominique Vergnon

 

Jules Michelet, Histoire de France, Citadelles et Mazenod, collection Littérature illustrée, 552 pages sous coffret illustré, 416 illustrations, 29x35 cm, mars 2013, 219 euros

 

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