Paul et Virginie, un roman d’actualité

« Je me suis proposé de grands desseins dans ce petit ouvrage. J’ai tâché d’y peindre un sol et des végétaux différents de ceux de l’Europe. J’ai désiré réunir à la beauté de la nature entre les Tropiques la beauté morale d’une petite société. . Ainsi commence l’avant propos du livre qui a assuré le renom de Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814). Curieux homme que ce dernier, déroutant, curieux aux deux sens du terme, intelligent incontestablement, ambitieux indubitablement, généreux sûrement, dont la vie oscilla entre quelques succès et nombre d’échecs, entre une gloire certaine et méritée et combien de déconvenues et de désillusions.

 

A la fois écrivain, botaniste, ingénieur, politique avisé, courtisan habile un temps et citoyen engagé un autre, il se lança dans diverses directions afin d’avoir des revenus avant qu’il ne gagne enfin une honorable pension, voyagea partout, devint ami de Rousseau, promenant ce caractère romantique et difficile que la postérité a retenu de lui. On lit dans une biographie qu’« il était orgueilleux, voire même vaniteux. Il était susceptible, irritable, porté à la rancune », solitaire et avide de reconnaissance. En somme un homme complexe, compliqué, contourné. « Par ces absurdes soupçons, par cette humeur d’une maussaderie inexplicable, il éloignait de lui les mieux disposés en sa faveur. »

 

Fruit de collaborations érudites - une dizaine de spécialistes abordent tous les aspects liés à l’auteur et son œuvre, en rouvrant archives, documents délaissés, papiers oubliés ou articles écartés et adoptant ainsi d’autres perspectives -  cet ouvrage élégant, illustré avec goût et discernement, offre un second regard et propose un nouveau jugement sur le signataire du célèbre livre auquel son nom est immanquablement attaché, Paul et Virginie. Histoire d’un double amour, celui de deux êtres qui se découvrent l’un à l’autre et découvrent par là même le bonheur de la vie quand celle-ci s’accorde à la nature, celui de la nature quand elle est le cadre ou plutôt l’écrin de l’amour. Il semble bien que Bernardin de Saint-Pierre soit plus grand que l’on ne pensait jusqu’alors. A la lecture de ces pages, il apparaît avec une  « personnalité riche, profondément humaniste, bien loin des cadres rétrécis où le XIXe siècle l’avait enfermé ».

 

Paru en 1787, Paul et Virginie est un de ces livres majeurs de la littérature qui déborde  « l’humble pastorale », comme se plaît à le considérer le créateur de ce couple mythique. Certes il a « voulu asseoir sur le rivage de la mer, au pied des rochers, à l'ombre des cocotiers, des bananiers et des citronniers en fleurs » l’innocence et l’idylle et mais il a aussi entrepris de donner une leçon d’édification. On constate que le portrait de cet homme séducteur a été dénaturé aussitôt après sa mort. Son savoir éprouvé et novateur a été « travesti au point de laisser encore dans la mémoire de nos parents l’image d’un Bernardin mièvre et même naïf ». Il convenait de restaurer cette figure.    

 

Sans atteindre la renommée de l’Iliade et l’Odyssée à laquelle il estime pouvoir prétendre, Paul et Virginie se place bien au niveau d’un best-seller. A sa parution, les éloges sont décernés à Bernardin. C’est que le sujet touche et traverse la société dans toutes ses composantes et ses répercussions, culturelle, éducative, humaine, religieuse, et les dépasse pour lui donner un retentissement universel. Le style contribue à cet impact, car « nous osons le dire, nul écrivain, dans aucune langue, ne s'est élevé à un pathétique aussi sublime. Avec quelle profonde philosophie il fait ressortir les scènes les plus déchirantes du préjugé le plus funeste, celui de la naissance! ».

 

Relire ou lire Paul et Virginie revient à entrer dans l’environnement quasiment paradisiaque de l'île de France, maintenant appelée île Maurice, et dans l’existence quotidienne de deux familles locales vivant en quelque sorte en communauté. « Chaque jour était pour ces familles un jour de bonheur et de paix. Ni l'envie ni l'ambition ne les tourmentaient. Elles ne désiraient point au dehors une vaine réputation que donne l’intrigue, et qu’ôte la calomnie; il leur suffisait d'être à elles-mêmes leurs témoins et leurs juges ». Leurs deux enfants s’élèvent ensemble. Avec ses « grands cheveux blonds ombrageant sa tête, ses yeux bleus et ses lèvres de corail brillant du plus tendre éclat », la ravissante Virginie « chantait le bonheur de la vie champêtre ». Paul, « au teint plus rembruni, son nez plus aquilin et ses yeux qui étaient noirs….à l'âge de douze ans, plus robuste et plus intelligent que les Européens à quinze », est un garçon plein d’entrain, intrépide mais qui « ne trouvait pas beaucoup de goût dans l'étude de la géographie ».

 

Avec le recul des années, l’évolution des mentalités, les bouleversements sociaux intervenus, le roman avait perdu la portée considérable qu’il avait eue jadis au moment de sa publication. Déjà en 1802, Chateaubriand critiquait non sans tact le livre, estimant que Bernardin « a dû nourrir son génie des livres saints ». Il est assez vrai que l’idéal qui transparaît ne parle plus au lecteur moderne, sauf en ce qui concerne l’écriture, qui reste ample et belle et « honore les lettres françaises ». Paul et Virginie n’est donc plus lu avec ce regard admiratif des générations précédentes et le livre n’est guère regardé autrement qu’une « histoire de corps trop jeunes et de civilisation trop vieille, de nature trop verte et de tabou trop fort ».

 

A travers ces lignes, il y a comme une leçon d’actualité, un besoin d’un retour aux vertus et à la nature, dans son acception la plus large. Il faut aller au-delà de la pudeur qui est celle d’une époque, accepter le côté pathétique qui est également une marque d’un certain rousseauisme, ne pas chercher des règles d’un altruisme réducteur sinon l’occasion de reprendre un texte finalement intéressant par les réflexions qui peuvent survenir et en découler. Car il faut encore pousser l’analyse et voir que ces pages, peut-être démodées au premier degré, posent des questions essentielles, comme celle de la paternité, de l’esclavage et de l’usage des richesses. Pas de dénigrement hâtif, mais plutôt une approche d’intérêt en sachant qu’un éclairage utile est apporté ici, d’autant plus que comme le montre le livre publié avec un sous-titre explicite, son influence dans le domaine de la création artistique a été et reste importante.

 

Dominique Vergnon

 

Elisabeth Leprêtre, Elisabeth Audoin, Dominique Rouet et al. Paul et Virginie, un exotisme enchanteur, éditions Nicolas Chaudun - Musées historiques de la ville du Havre, 190 pages, 18,5 x 25,5 cm, janvier 2014, 30 €

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