Interview. Kevin Collette : Comment détruire le monde avec style

Positively Shocking

 

Dans son ouvrage les Ennemis de James Bond, Kevin Collette passe en revue le Docteur No, Goldfinger, Hugo Drax et tous les méchants qu’a eu à combattre l’Agent 007, mais il est par la force des choses amené à dépasser son sujet. Les mythes ont toujours quelque chose d’explosif.

 

Son nom est Collette, Kevin Collette, mais sa passion pour les aventures de l’Agent 007 est telle que certains de ses camarades journalistes, au lieu de dire : « J’ai croisé Kevin tout à l’heure », diront spontanément : « J’ai croisé James Bond tout à l’heure » — et tout le monde comprendra.

 

Car que serait la vie de Kevin sans Bond ? D’ailleurs, quand un nouveau « Bond » sort sur les écrans, il est triste. Content, bien sûr, de découvrir une nouvelle aventure du héros dont il emprunte souvent la pose lorsqu’il se fait photographier. Mais triste à l’idée qu’il va lui falloir attendre deux ans pour découvrir l’aventure suivante. Alors, il s’est accordé un permis de tuer le temps. Quand la période est creuse ; quand le tournage de Bond n+1 n’est pas encore en vue ; quand aucun nouveau roman n’est annoncé (car une demi-douzaine d’auteurs se sont succédé pour prolonger sur le papier la série créée par Ian Fleming, le dernier en date étant William Boyd avec Solo), Kevin Collette ronge son frein en écrivant des articles et des livres sur James Bond.

 

Ou, plus exactement, sur tout ce qui peut entourer ce personnage. Partant du célèbre principe hitchcockien suivant lequel c’est le méchant, tout autant que le héros, qui fait la réussite d’un film, le nouvel essai de Kevin Collette s’intitule les Ennemis de James Bond et se présente comme une suite de fiches signalétiques sur tous ces psychopathes qui auraient depuis longtemps fait sauter notre planète si le très écologiste 007 n’était venu contrecarrer leurs terribles projets. Cette galerie est parfois un peu monotone, car, de l’aveu même de l’auteur, certains méchants bondiens sont des figures sans grand relief, et parfois même franchement ridicules (on préfère ne pas trop se souvenir, par exemple, de Carver, le patron de presse de Demain ne meurt jamais). Mais cette monotonie même vient nous rappeler une chose essentielle que soulignait Barbara Broccoli, fille d’Albert Broccoli, producteur-fondateur de la série, et digne héritière de son père, comme l’a prouvé le succès de Skyfall : tout comme Tintin n’existerait guère s’il n’y avait pas autour de lui Milou, Haddock et les Dupond-Dupont, Bond ne se résume pas au personnage de Bond : c’est tout un univers, avec des méchants qui lui ressemblent parfois comme des frères — le premier adversaire sérieux de 007 ne se nomme-t-il pas « Le Chiffre » ? — et des décors d’une importance décisive. Et donc, si le retour de Sean Connery dans le rôle de a pu attirer les foules quand Jamais plus jamais est sorti, il a malgré tout attiré moins de spectateurs qu’Octopussy, sorti à la même époque. Parce que, même si, aux yeux de beaucoup, Roger Moore n’était pas un James Bond aussi « vrai » que Sean Connery (« Je ne vois qu’un agneau déguisé en loup », avait dit Terence Young), Octopussy avait globalement une tonalité plus bondienne que Jamais plus jamais.

 

On ne s’étonnera donc pas si les derniers chapitres de l’ouvrage de Kevin Collette oublient un peu les méchants pour proposer toute une suite d’entretiens avec des gens qui ont fait James Bond — Terence Young, réalisateur de Dr. No et de Bons baisers de Russie, ou Guy Hamilton, réalisateur du presque aussi « séminal » Goldfinger, par exemple.

 

Les Ennemis de James Bond n’est pas seulement un livre sur les ennemis de James Bond. Pas seulement, non plus, un livre sur Bond. C’est par la force des choses, étant donné l’ampleur du sujet, un livre sur cinquante ans de cinéma, les « Bond » n’ayant cessé d’inspirer d’autres films (cf. les OSS 117 ou les Largo Winch ou les Austin Powers) et de s’inspirer d’autres films (Moonraker lorgnait du côté de Star Wars et Skyfall doit certaines de ses orientations à la trilogie Dark Knight de Christopher Nolan). Il y a quarante ans, Albert Broccoli avait assez bien résumé cette situation en répondant un peu à côté, mais tellement pertinemment, à un journaliste qui lui demandait ce qu’il pensait du personnage de James Bond : « Je pense qu’il a fait beaucoup de bien à l’industrie du cinéma ».

 

 

Quel est le premier « Bond » que vous ayez jamais vu au cinéma ? 

Noël 71. Comme chaque année à la même époque, les petits provinciaux que nous étions, ma sœur et moi, étaient venus passer les fêtes chez leur grand-mère maternelle, à Paris. Traditionnellement, un oncle se dévouait pour amener les bambins voir le dernier Disney. Mais cette année-là — stupeur et catastrophe ! —, un cousin machiavélique décida de me traîner avec lui à une projection des Diamants sont éternels, du côté de la place de l’Odéon. Pour moi qui n’avais alors vu sur un grand écran que 20000 Lieues sous les mers, le choc fut rude. A peine sorti, je me suis fait offrir le Moonbuggy de Corgi Toys (que j’ai toujours) et j’ai commencé à éplucher les journaux pour me renseigner sur ce héros dont le matricule se terminait par un manche de casserole (oui, ce n’est qu’au bout de quelques mois que j’ai fini par comprendre qu’il s’agissait d’un pistolet stylisé…).

 

Et quand avez-vous découvert l’œuvre de Ian Fleming ?

Trois ans plus tard, quand Vivre et laisser mourir est sorti à Paris, c’est moi qui ai traîné le même cousin dans mon sillage. Je découvre alors les traductions Plon, et, dans la même série, le très instructif journal de tournage du film signé Roger Moore (et rédigé en fait par Derek Coyte, du service promotion de la société de production Eon). Et j’attaque donc Vivre et laisser mourir, le roman. Je ne suis pas déçu du voyage ! Même en essayant désespérément de plaquer l’image de Roger Moore sur les péripéties sadiques de l’intrigue, je ne reconnais pratiquement rien du film (si ce n’est la scène du petit doigt cassé — et qui manque d’être sectionné par Tee-Hee). Mais les scènes de sexe retiennent toute mon attention d’adolescent pré-pubère. Bigre, me dis-je in petto, quel chaud lapin, ce Fleming ! J’ignorais alors que ces romans dataient pour la plupart des années cinquante.

 

Quand vous êtes-vous mis à étudier sérieusement Bond et à écrire sur la série ? 

« Sérieusement » n’est peut-être pas le mot qui convient. Disons plutôt « avec passion ». Grâce à une tante qui vit à Londres, j’ai acquis assez vite un bon niveau d’anglais. La lecture en v.o. des Marvel Comics et de productions Warren diverses et variées (Creepy & Co) m’a permis de me plonger rapidement dans les études publiées sur le personnage de l’autre côté de la Manche. Et elles sont légion...

En Terminale au lycée Henri IV, je découvre émerveillé Mad Movies et les zines de cinéphiles. Je décide de créer le mien, et à force de tanner Jean-Pierre Puttters, rédacteur en chef de Mad, je parviens à caser une première critique de film dans sa revue (sur The Burning, un slasher inédit en France que j’avais pu voir à Bruxelles). L’année suivante, 1983, est marquée par la bataille des « Bond » ; je case mes premières analyses sur Octopussy et Jamais plus jamais dans Mad, mais aussi dans Télé-Ciné-Vidéo...

 

Votre ouvrage est centré sur les méchants, mais vous dites vous-même qu’il y a dans la série des méchants bien ternes. Qu’est-ce que, pour vous, un bon méchant ? 

Un bon méchant est d’abord un méchant haut en couleurs, et franchement outrancier. Je n’aime pas Dominic Greene dans Quantum of Solace, ni même Le Chiffre version Mikkelsen dans Casino Royale : on dirait des fonctionnaires. J’adore en revanche la version du Chiffre campée par Orson Welles dans le Casino Royale de 1967 — avec ses tours de magie à deux sous destinés à épater la galerie… Les aventures cinématographiques de 007 ont habitué le public à des figures totalement irréalistes qui ne sont pas celles des romans originaux (qui pourrait s’offrir un volcan comme base secrète, je vous le demande ?). Après, c’est une question d’acteurs et d’interprétation. Michael Lonsdale est un excellent exemple : sa carrière fourmille de films réjouissants, mais son personnage de Drax dans Moonraker n’apporte rien. Aucune menace latente. Au mieux, une espèce d’ennui. Quand il ordonne : « Faites qu’il arrive quelques pépins à Monsieur Bond », on s’attend presque à le voir bâiller en terminant sa phrase.

 

La figure du méchant a-t-elle évolué en cinquante ans ? 

Les films ont formaté le méchant de manière quasi-caricaturale (cf. le Docteur Denfert des pastiches Austin Powers), et c’était devenu un trait assez fâcheux de l’ère Connery. Sous Roger Moore, les adversaires se sont faits plus originaux (en apparence tout du moins) : clone dark side de Bond pour l’Homme au pistolet d’or, prince afghan bien atteint dans Octopussy ou entrepreneur génétiquement modifié dans Dangereusement Vôtre (superbe création de Christopher Walken)...

 

Exception faite, peut-être, de Sophie Marceau dans le Monde ne suffit pas, film finalement incompréhensible, comme le dit pertinemment Guy Hamilton, réalisateur de Goldfinger, les « Bond » n’ont encore jamais osé mettre en scène une vraie méchante… 

Je vois là un reste de l’héritage de Fleming. Mis à part Rosa Klebb pour laquelle il a laissé libre cours à ses instincts animaux, il n’a jamais construit de véritable méchante. L’une des difficultés des « Bond », c’est qu’ils restent viscéralement attachés à la prose de Fleming, qui date aujourd’hui d’un demi-siècle !

 

Bond n’est-il pas lui-même, à certains égards, un méchant ? Dans l’Espion qui m’aimait, ce n’est pas à lui, mais à Jaws que les enfants se sont identifiés… 

A la base, Bond est effectivement un sale type. Non seulement il a tous les défauts de la terre (il boit comme un trou, il se drogue en mission …), mais en plus il peut tuer impunément qui il veut, où il veut, quand il veut. Allez prétendre ensuite qu’il est le portrait du parfait gentleman britannique ! Quant à sa misogynie légendaire, je pense que, là encore, elle fait partie de l’héritage latent de la prose de Ian Fleming.

Pour Jaws, j’avoue n’avoir jamais compris cet engouement des bambins. J’avais quinze ans au moment de la sortie de l’Espion et j’ai frissonné de peur quand ce personnage apparaît dans l’éclairage blafard du spectacle son et lumière des Pyramides !

 

Vous collectionnez tout et même le reste sur Bond. N’y a-t-il pas chez vous, dans cette manie, un côté un peu obscur ? 

La plus grande partie de ma collection bondienne va être mise en vente très prochainement (le 19 mai) à Drouot. J’ai décidé de ne conserver que les objets qui me rappellent précisément tel ou tel souvenir, telle rencontre avec le personnel de Eon ou avec les écrivains qui ont succédé à Fleming. Un collectionneur engrange des objets à des fins généralement pécuniaires. Je ne connais aucun propriétaire de Picasso qui se soit dit : « J’achète telle ou telle œuvre pour la protéger de la vindicte populaire. » Il y a toujours un calcul, si inconscient soit-il, dans l’achat compulsif.

 

Votre prochain livre prolongera votre galerie des méchants en abordant la question des armes dans l’univers de Bond… 

Kiss Kiss Bang Bang – les Armes de James Bond — c’est le titre de travail — devrait sortir à l’automne aux Éditions de l’Opportun. C’est l’éditeur qui est venu me trouver pour que je rédige un tome qui ferait suite à celui qu’il a sorti en 2012 sur les voitures de James Bond — et qui s’est fort bien vendu. J’ai dit oui après quinze secondes de réflexion. L’éditeur a attisé ma curiosité en affirmant qu’il essaiera de sortir le livre sous la forme d’un... Walther PPK, ce qui en fera un must pour les fans du monde entier !

 

Quels rapports entretenez-vous avec Eon, la société qui produit les « Bond » ? 

Mes rapports avec Eon ont toujours été cordiaux. Certain fan britannique, éditeur d’un magazine bondien bien connu des aficionados, ne saurait en dire autant. Mon statut de journaliste professionnel m’a permis d’être invité à de très nombreuses reprises à des avant-premières ou des vernissages à Londres. Assez curieusement, c’est parfois avec le distributeur français actuel des « Bond » que le courant a du mal à passer.

 

Pourquoi faites-vous semblant de vous intéresser aux méchants et aux armes quand tout le monde sait qu’il n’y a que les James Bond Girls qui vous intéressent ? 

Mais un tome consacré aux James Bond Girls, et en forme de soutien-gorge, est à l’étude dans mes cartons, parbleu ! Plus sérieusement, je devrais signer un quatrième ouvrage consacré à la geste de James Bond l’année prochaine — sa sortie devrait coïncider avec celle du prochain film.

Mais pour répondre directement à votre question, soyons francs : on sait que James Bond s’en tirera toujours, et il est donc bien plus amusant de s’intéresser à ses adversaires — ces malheureux qui n’ont pas la moindre chance face à l’invincible agent de Sa Gracieuse Majesté.

 

Raymond Benson, l’un des successeurs de Fleming, vous a fait passer « de l’autre côté du miroir » en donnant votre nom à un personnage de son roman Ne rêve jamais de mourir 

C’est amusant, mais comme, hélas, aucun membre de ma famille n’a jamais lu — et ne lira jamais — ce livre, ma notoriété en tant que personnage de fiction ne dépasse pas le cercle de mes amis d’outre-Manche et d’outre-Atlantique ! Si vous voulez un rapport entre la fiction et la réalité, c’est plutôt dans ces Ennemis de James Bond qu’il faudra le chercher. Cet ouvrage est né d’une déception amoureuse, et je me suis dit qu’avant de commettre un crime passionnel, je pourrais réduire mon dépit en me penchant sur ces méchants qui, eux, ne manquent pas de se venger cruellement quand Bond séduit leur compagne.


Propos recueillis par FAL

 

Kevin Collette, Les Ennemis de James Bond — Comment détruire le monde avec style, Ed. Camion noir, mars 2014, 30,00 € 

 

Sur la vente aux enchères à Drouot le 19 mai prochain, consulter le site :

http://paris.boisgirard-antonini.com/html/detailActualite.jsp?idActu=4606.

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