Trois verres de vodka, roman vrai de Dominique Schneidre.

En verres et contre tous. 

Trois verres de vodka. Un verre pour le cinéaste polonais Andrzej Zulawski, exilé en France dans les années soixante-dix ; un verre pour l'auteur, Dominique Schneidre, chez qui il logea pendant cette période ; et le dernier pour un certain nombre d’illusions politiques perdues.

Il n’y a pas si longtemps encore, le chic du chic pour un écrivain consistait à faire passer une fiction pour un compte rendu d’événements réels. Cette démarche n’a pas totalement disparu, mais elle est aujourd’hui concurrencée par la démarche inverse. Dans la définition du genre donnée dans les pages de titre, roman tend à supplanter récit, même lorsqu’on a affaire à ce qui ressemble fort à un témoignage véritable. Cette confusion est certes dans l’air du temps : on ne compte plus par exemple les mails où la distinction entre le futur (j’aimerai) et le conditionnel (j’aimerais) est systématiquement ignorée. Dans son ouvrage intitulé Si beau, si fragile [1], le critique américain Daniel Mendelsohn émet l’hypothèse selon laquelle ce phénomène aurait son origine dans le développement de la téléréalité, avec ces émissions censées offrir au spectateur des images prises sur le vif de « vraies gens », mais dont nous savons tous qu’elles correspondent à des situations largement mises en scène, après casting ad hoc. Cela n’est sans doute qu’un cas de figure dans le grand empire contemporain de la réalité virtuelle, mais Platon n’avait-il pas de toute façon déjà montré, dans son allégorie de la caverne, que la réalité était le plus souvent la représentation d’une représentation ?

Donc, le mot Roman qui sert de sous-titre au livre de Dominique Schneidre Trois verres de vodka n’est pas loin d’apparaître comme une coquetterie de l’auteur. Qui s’est penché un tant soit peu sur la vie et l’œuvre du réalisateur franco-polonais Andrzej Zulawski, qui est l’un des protagonistes de cette affaire, se retrouve ici en terrain connu ‒ tout ce qui est rapporté à son sujet a déjà été rapporté ailleurs ‒, et l’on croise au fil des pages Isabelle Adjani, Sophie Marceau, la productrice Marie-Laure Reyre et bien d’autres personnages encore, tous réels et souvent encore vivants. Bien sûr, Dominique Schneidre (dont le vrai nom est Dominique Schneider) a décidé de se rebaptiser Cécile lorsqu’elle se met elle-même en scène, et l’on se doute bien que Tom, ce jeune Américain qu’elle présente comme son compagnon des années soixante-dix, ne devait pas s’appeler Tom, n’était pas forcément américain, et est peut-être même le condensé de différents personnages, mais allons-nous nous émouvoir pour si peu ? André Maurois a définitivement démontré dans une de ses conférences qu’une autobiographie ne pouvait pas ne pas être inexacte, ne serait-ce que du fait des incertitudes de la mémoire humaine, et parce qu’il est impossible de ne pas être de mauvaise foi quand on parle de soi-même.

Une phrase cependant, au détour d’un paragraphe, explique pourquoi l’étiquette « roman » a été ici choisie : un roman, nous dit la narratrice, ce n’est pas une histoire, c’est « l’écriture d’une histoire ». La formule n’est pas très heureuse, puisque le mot écriture est mis aujourd’hui à toutes les sauces et qu’une histoire est par définition, étymologiquement, une enquête dont les résultats doivent être consignés par écrit, mais il y a effectivement dans Trois verres de vodka tout un travail, remarquable, de « montage », dans la mesure où ‒ et c’est l’un des sens possibles du titre, son sens définitif n’étant révélé que dans la dernière ligne ‒ ce livre ne raconte pas une histoire, mais trois histoires à la fois.

De quoi, au juste, est-il question ? Dans les années soixante-dix, Cécile et Tom ‒ faisons donc semblant de croire qu’ils se nomment ainsi ‒ acceptent d’héberger chez eux pour quelques semaines le cinéaste Andrzej Zulawski, que le vent mauvais qui souffle alors sur sa Pologne natale a poussé, comme tant d’autres de ses confrères, jusqu’à Paris. C’est là qu’il va tourner L’important c’est d’aimer ; c’est là qu’il va trouver le financement de Possession (même si ce second film se situe à Berlin). Bref, on a déjà compris que ce bail de quelques semaines s’est vite transformé en bail de plusieurs années. Et c’est la chronique ‒ chronique/triptyque, donc ‒ de ces années que nous livre Dominique Schneidre.

Étrange locataire que ce Zulawski, dans l’ensemble fort peu sympathique. Cet invité fait souvent, littéralement, « comme chez lui ». Mais cette insolence est la traduction de la rage qui l’envahit face à l’incompréhension, ou à l’aveuglement complaisant de l’Ouest face à l’Est. En cela, il rejoint d’ailleurs un de ses confrères et compatriotes qu’il n’aimait guère, alors même qu’il avait suivi la même route que lui, Walerian Borowczyk. On raconte qu’un jour celui-ci, entendant pendant le tournage d’un de ses films des membres de son équipe parler du communisme, les interrompit brutalement en disant : « Taisez-vous. Vous ne savez pas de quoi vous parlez. » Zulawski disait la même chose et ne pouvait supporter que, dans la liste des dictateurs officiellement reconnus comme tels, les noms de Staline et de Mao brillent par leur absence, la diplomatie ne pouvant tout justifier. Le président François Mitterrand n’hésita pas à déclarer un jour : « Mao n’est pas un dictateur… Mao est un humaniste. » Quelque temps plus tôt, Henry Kissinger avait fait transmettre à Pol Pot les « amitiés de l’Amérique ». Où l’on voit que la realpolitik est une forme de téléréalité…

Il est dommage que ce livre ‒ étant donné la manière dont il est « marketé », mais qu’on ne saurait remettre en cause ‒ soit probablement voué à n’être lu que par des gens qui ont aimé les films de Zulawski. Tant qu’à faire, il vaudrait mieux que ce fût l’inverse. L’hystérie, l’excès, la prétention, l’amertume, tout ce qu’on a pu reprocher à Zulawski lui-même et à son cinéma est vrai. Mais comment ne pas éprouver une profonde sympathie pour un homme qui, censuré et incompris dans son pays, s’exile pour se heurter dans son pays d’accueil à une incompréhension d’un autre genre, mais véritablement désespérante ? La misanthropie dans laquelle se mura Zulawski à la fin de sa vie, reclus, nous dit-on, dans sa maison au milieu des forêts de Pologne, n’allait rien faire pour arranger les choses. Au mieux, elle confortait sa misanthropie… Cercle ô combien vicieux, bien sûr, mais fondé au départ sur un refus louable de la soumission et du mensonge.

À vrai dire, le sous-titre de Trois verres de vodka devrait être, non pas Roman, mais Romans. La vie est un songe ? Ici, elle se dessine comme une suite de mensonges, y compris et surtout quand il s’agit de la vie de la narratrice, qui doit attendre la p. 278 pour découvrir au sujet de son compagnon Tom un secret que le lecteur normalement constitué avait deviné dès les cinquante premières pages. Mais ce mensonge permanent, cette naïveté est sans doute la condition de l’amour, de l’amitié, des liens sociaux et de ce qu’on appellera peut-être, faute de mieux, le bonheur : « Finalement, nous rappelle et se rappelle Cécile/Dominique Schneidre, on se comporte comme Henri Barbusse ou Sartre en Union soviétique, avide de n’y trouver que ses propres fantasmes. On n’entend que ce qu’on veut entendre et c’est bien ainsi. Shakespeare et Feydeau l’avaient dit avant Freud. »

Il n’est pas interdit de compléter la lecture de ces Trois verres par la relecture du Retour de l’U.R.S.S. d’André Gide.

FAL

Dominique Schneidre, Trois verres de vodka, roman. JC Lattès, août 2017, 19€.

[1] Récemment réédité dans la collection J’Ai Lu. N° 11843. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Isabelle D. Taudière.

 

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