Labrouste, l’architecte oublié de deux bibliothèques célèbres

Voilà un des exemples les plus manifestes de l’architecture adaptée et intégrée à la culture. Mieux que d’autres dans ce domaine, Labrouste a véritablement créé au moins deux univers parfaits pour que l’intelligence de ceux qui y entrent à la fois partage et côtoie celle des hommes qui y ont déposé au fil des siècles leurs savoirs. Il s’agit bien sûr des bibliothèques, lieux où les connaissances se croisent, où les esprits en interrogent d’autres, où se transmettent les expériences, les réflexions, les sentiments. Est-il endroit plus propice à la pensée qui cherche que cet espace rempli de livres, de documents, de reliures, de pièces rares et multiples représentant l’éventail de toutes les disciplines humaines? S’il a fait d’autres œuvres, sans doute secondaires, Henri Labrouste (1801-1875) est l’homme de deux monumentales bibliothèques, célèbres entre toutes parmi les étudiants et les chercheurs, les professeurs et les écrivains : la salle de lecture de la Bibliothèque Nationale qui se trouve rue de Richelieu à Paris et la Bibliothèque sainte Geneviève, située à côté du Panthéon. Voilà bien deux espaces uniques, magiques pour employer ce mot rabâché mais qui ici trouve un sens renouvelé. Pourquoi ? Parce que Labrouste y a conjugué tous ses talents, celui de concepteur, de dessinateur, de décorateur, de promoteur. Il a uni à son goût pour le rationalisme son penchant d’illusionniste. Il a intégré les leçons du passé, il a pris en compte les données du présent, il a imaginé les exigences du futur. Comment concilier la pratique et l’esthétique, le fonctionnel et l’imaginaire? Comment renouveler sans déformer ? Comment répondre aux attentes du public et préserver le silence indispensable à l’étude ? Labrouste innove, marie le fer et la brique, calcule les effets pour que la lumière éclaire sans éblouir. Il dessine des arcades aériennes, élancées, pour que les structures soient belles et modernes sans devenir des constructions compliquées et vite démodées. Pour lui, l’architecture doit englober toutes les formes, parler le langage du temps et le transcender, être un art en soi et se relier à l’industrie qui propose des solutions techniques neuves. Rare témoignage dans ce siècle de bâtisseurs – n’oublions pas que Baltard (1805-1874), l’autre grand architecte qui travaille à Paris, est son contemporain et que lui aussi associe fer et pierre – le Journal des Travaux de Labrouste est une mine de renseignements de première importance pour suivre le déroulement des travaux, comprendre les problèmes humains et financiers, noter des anecdotes.

Labrouste obtient le Prix de Rome en 1824. Il voyage en Italie dont l’histoire antique le passionne. Sa brillante analyse des temples de Paestum et la controverse qui en découle montre combien il est observateur, précis, attentif à la chronologie, et qu’il n’hésite pas à aller à l’encontre des idées reçues. Eclectique, sensible aux volumes, ouvert et sûr de ses aptitudes, il découvre des matériaux nouveaux et s’y intéresse comme le ferait un archéologue. Il joue sur un large « clavier puissanciel » qui lui permet de dominer toutes les difficultés que chaque situation apporte. Mais surtout, « la vie sociale des anciens le prépare à réfléchir à une architecture susceptible de répondre aux nécessités sociales de son temps ». Cet aspect humain est un élément majeur de ses travaux. Les deux bibliothèques de Labrouste par leur expression, constituent « des réponses soigneusement appropriées aux besoins d’une nouvelle population de lecteurs ». De même, se souvenant de ses excursions italiennes et rentré en France, il s’appliquera à satisfaire aux exigences de la modernité sans rien perdre des traditions héritées des maîtres d’autrefois.


Lancé à la fin des années 1830, achevé en 1848, le projet de la bibliothèque sainte Geneviève est un triomphe. Labrouste rappelle dans un courrier à un ami qu’il est le seul architecte impliqué tandis que « onze ministres se sont succédé » dans la même durée ! Le bâtiment s’inscrit avec force et élégance sur la place. Si son influence a perduré jusqu’à notre époque, c’est parce que Labrouste a été un novateur audacieux et un classique respectueux. A l’étranger, les exemples de sites s’inspirant de son œuvre sont nombreux.


Ce livre est la première monographie écrite sur ce grand entrepreneur. Il accompagne une magnifique exposition où se discerne, à travers plans et croquis, maquettes, tableaux et objets, tout le génie de cet homme dont ses confrères soulignaient « la modestie accablante ». Une abondante illustration enrichit la lecture de ces pages. On trouvera entre autres des plans témoignant de l’incroyable créativité de Labrouste. Une vie méconnue et cependant parfaitement réussie se révèle et prend une dimension frappante. Comme pour Viollet-le-Duc, pensons à ces mots oubliés qui se gravent en lettres d’or sur les frontons : In multis sapiens, multa fecit. Labrouste, savant et ingénieux, qui disait que « toute forme a sa raison et ses conséquences logiques » a fait beaucoup de belles choses. Ce livre participe aux éloges dus.


Dominique Vergnon


Corinne Bélier, Barry Bergdoll, Marc Le Cœur, Labrouste, architecte, la structure mise en lumière, nombreuses illustrations, 24x30 cm, Nicolas Chaudun, octobre 2012, 248 pages, 42 euros.

1 commentaire

Klakl

"In multis sapiens, multa fecit"
C'est bien de fournir une citation en latin, mais sans sa traduction quel est l'intérêt de la démarche sinon purement esthétique ?