L'histoire, la mémoire et l'oubli

Brasero, la revue de contre-histoire, en est à sa troisième livraison annuelle. En marge du politiquement correct, elle collectionne dans des espaces oubliés ou peu explorés, les faits et personnages les plus curieux, rares ou surprenants, voire inquiétants ou monstrueux. Une matière sensible et irremplaçable qui n’en constitue pas moins l’étoffe de l’Histoire...
Anne Steiner ouvre ce troisième numéro par une plongée à vif dans les camps de concentration français de la Première Guerre mondiale, avec le témoignage de Charles Reinert (1874-1949), ouvrier fondeur et anarchiste de Nancy. Il est interné une première fois (1912- 1913) à la prison de Vitry-le-François pour avoir fourni un faux alibi à l’un des accusés de l’affaire Bonnot. Figurant sur le carnet B comprenant une liste de 2500  militants anarchistes, socialistes ou syndicalistes, il est interné une seconde fois d’août 1914 à mars 1916, par simple décision administrative et balloté de prison en camp – il y en eut 70, aménagés à la hâte dans des forts, des casernes, des couvents, des abbayes ou des usines désaffectées. Le détenu administratif échappe ainsi à la grande boucherie et écrit en 1922 sur des cahiers de toile grise son témoignage, récemment exhumé, d’après ses notes de captivité, agrémentées de dessins à l’encre. Le dernier dépôt d’internés est fermé en décembre 1919, après la ratification du traité de Versailles.

Gueules de bois d’après-Révolution...

Charles Reeve revient sur la Révolution des Oeillets, commencée avec la révolte militaire du 23 avril 1974 au Portugal : Le déferlement d’énergie révolutionnaire va bousculer l’ordre capitaliste pendant plus d’un an. Jusqu’au jour gris du 25 novembre 1975, lorsque les militaires retrouvèrent leur mission naturelle : mater l’agitation sociale, rétablir l’ordre de la démocratie parlementaire, protéger les intérêts du capitalise privé, local et européen
Yves Marry annonce la fin du sourire dans une Birmanie à la gueule de bois avec le processus de modernisation en cours. En une décennie, le pays du sourire s’est médiatisé, électrifié, urbanisé, outrageusement automobilisé et ordiphonisé : Chaque smartphone qui s’allume est un monde qui s’éteint.
L’Ukrainienne Angelica Balabanova (1877-1965) avait sacrifié sa vie à l’idéal socialiste sans le voir advenir en Union soviétique ni transiger pour autant sur ses convictions, comme le rappelle Anne Steiner : Mettant un point final à ses mémoires, en janvier 1938, elle déclarait que l’évolution de la Russie depuis la Révolution d’Octobre avait fait plus de tort au socialisme que le fascisme n’avait jamais pu en faire. Aussi méprisait-elle les thuriféraires de l’Union soviétique qui, dans les démocraties occidentales, se procuraient à bon compte une illusion d’audace et de courage moral en chantant les louanges d’un État fondé sur la corruption, l’extorsion d’aveux et la trahison, et tenant sous son impitoyable joug 160 millions d’êtres humains.
Zvonimir Novan revient sur les années bonheur du Parti communiste de Maurice Thorez (1900-1964) ne négligeant rien pour fidéliser ses troupes : Fête de l’Huma en bob Ricard, Pif gadgets et autres albums à colorier, tombolas pour gagner une Renault 4CV ou un séjour au bord de la Mer Noire, majorettes, Vaillants et Vaillantes, etc. En 1969, Jean Ferrat et Christine Sèvres chantaient encore en duo : Le monde sera beau, je l’affirme et je signe...

Combats contre la Machine

Pierre Thiesset rappelle le combat de l’écrivain victorien John Ruskin (1819-1900) contre la machine : Chez John Ruskin et ses disciples, critique artiste et critique sociale sont indissociables. La défense de la beauté passe par celle de la dignité de l’être humain, contre tout ce qui la nie ; et en premier lieu contre une civilisation industrielle obnubilée par l’accumulation du capital qui a inversé les fins et les moyens, qui ravale l’homme au rang d’instrument au service de la production mécanique et considère la nature comme un stock de ressources à exploiter.
Autres dissidents de la puissance, les auteurs de science-fiction russo-soviétique rappellés par Renaud Garcia, à commencer par Eugène Zamiatine (1884-1937) dont la dystopie ou contre-utopie, Nous autres (1921) a inspiré Georges Orwell (1903-1950) : Le livre narre la tentative du héros d’échapper à la machinerie sociale. Mais la stase du système l’emporte, avec ses effets destructeurs : ramené à la raison mathématique, l’ingénieur D-503 renie ses aspirations, anticipant le destin de Winston Smith dans 1984 d’Orwell (...) La Machine l’a emporté, les chiffres grouillent, tels des poux sur la peau de ceux qui furent autrefois des créatures simiesques, couvertes de poils, à sang rouge et chaud (...) En réalité, Zamiatine n’a pas eu besoin de se projeter dans un futur lointain pour bâtir son cauchemar rationnel. Il lui a suffi de décrire ce qu’il voyait autour de lui, dans la société communiste en gestation, et de comprendre l’idéal que défendaient les écrivains modernistes de sa coterie, soutiens de la révolution bolchévique.
Cette dissidence littéraire soviétique réfractaire au devenir machinal décrété pour l’humain peut-elle compter aujourd’hui sur une digne descendance capable d’affirmer une éthique de la vulnérabilité, face au « bluff technologique » et transhumaniste ? La SF actuelle est-elle encore capable d’un éclair de lucidité pour rappeller une dernière fois peut-être que la Technique est faite pour l’homme et non l’homme pour elle ?
Joël Cornuault ressuscite un grand oublié de l’écologie, le penseur-poète et socialiste anglais Henry Salt (1851-1939), retrouvé grâce à une brève note en bas de page. Ce biographe de Thoreau a dénoncé la connivence entre la rapacité de l’entreprise privée et l’indifférence du public comme les maltraitances animales. Auteur d’une trentaine de livres passés inaperçus, il avait éprouvé les joies des hauteurs non seulement dans ses montagnes du nord de l’Angleterre mais aussi dans ces altitudes de pensée où il était en bonne compagnie avec ses parfaits contemporains Elisée Reclus (1830-1905) ou Gandhi (1869-1948), plus heureux avec les écrans de fumée de la renommée. Il écrivait, à propos du système ferroviaire : Ce n’est pas nous qui roulons dans le train ; c’est lui qui roule sur nous...
Depuis, personne n’a trouvé le moyen d’arrêter le train fou du Progrès qui ne connaît pas la marche arrière, ni d’en descendre... Il y a urgence pourtant, en cette période d’accélération vertigineuse de l’histoire, inédite à l’échelle de l’espèce présumée prévoyante, confrontée à l’effondrement programmé d’une société de l’inhabitable aspirée par le rien numérique,...

Le "peuple du livre"

Chantal Aubry fait revivre l’attachante figure de Maurice La Châtre (1814-1900), baron rouge de l’édition et socialite engagé, créateur de journaux interdits (dont Le Peuple), un temps associé avec Hippolyte-Léon Rivail (1804-1869). Ce dernier allait devenir célèbre sous le nom d’Allan Kardec, le fondateur du spiritisme français, une religion fraternelle et soucieuse des opprimés.
Au nombre des auteurs de La Châtre : Alexandre Dumas (1802-1870), le journaliste et futur ministre Louis Blanc (1811-1882), le prince Louis Napoléon Bonaparte (avant le coup d’Etat de 1851...), la fouriériste féministe Zoé Gatti de Gammond (1806-1854), le romancier populaire Eugène Sue (1804-1857) ou Karl Marx (1818-1883). Cet activiste éclectique crée à Paris puis en Gironde des banques d’échanges, au sens proudhonien du terme, qui sont les ancêtres des systèmes qui permettent aujourd’hui encore d’échanger à l’échelle locale des biens et services, indépendamment du système monétaire dominant
Dans son domaine du Bordelais, il crée un phalanstère et une commune modèle, dotée de deux écoles, d’un dispensaire, d’une banque de crédit mutuel et d’une caisse de retraite. En 1851, il publie Le Médecin du peuple du Dr Benoît Mure (1809-1858), le pionnier français de l’homéopathie puis une traduction de La Case de l’Oncle Tom de Harrriet Beecher Stowe (1811-1896).
Son obsession était de soustraire le peuple à l’ignorance qui fait le lit des régimes forts, l’émanciper par le savoir. Aussi, il s’attela à des dictionnaires, depuis Le Dictionnaire universel (1854-1856, 4 volumes) jusqu’au Dictionnaire Lachâtre, en partie posthume. En anarchiste (avant la lettre...) qui se respecte, il n’a jamais édité sous son nom : Tout bon gestionnaire et commerçant avisé qu’il ait été, il n’y a chez lui ni personnalisation, ni désir fondateur, à l’inverse de tous ceux qui ont donné leur nom à leur maison et fondé des dynasties. (...) On peut considérer que ce propagandiste infatigable s’est donné les moyens des grandes entreprises utopistes auxquelles il croyait. Et qu’il a eu à en subir les conséquences, lesquelles lui ont coûté fort cher. On peut aussi noter que son goût de l’anonymat fait en quelque sorte de lui, dès les années 1840, un proto-anarchiste.
Si l’historien a besoin de figures d’incarnation pour mieux comprendre et saisir le passé, celle de La Châtre, doublée d’amnésie ou d’oubli, l’aidera à prendre le pouls de son temps qu’il a marqué de son empreinte anonyme. En une vie d’engagement, il a dessiné un avenir désirable par son pouvoir d’agir, sans se donner la peine de paraître sur la scène des vanités et le triste spectacle de marionnettes désarticulées. Son époque avait encore de l’avenir, elle pouvait l’envisager et il y a oeuvré, sur un mode confiant et déterminé, en l’écrivant au présent.

Michel Loetscher

Paru initialement dans Les Affiches d'Alsace et de Lorraine

 

Brasero – revue de contre-histoire, n°3, novembre 2023, 208 p.-, 22€

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