Maggie Nelson, un voyage dans le bleu

Le bleu ne fait pas de vague selon l’expression de Michel Pastoureau, mais pourtant il donne le mal de mer à Maggie Nelson qui échangerait tout le bleu du monde contre une présence  inspirée ou inspirante à ses côtés. La poétesse américaine l’étend en possibilité flottante comme une ombre sur la création et se refuse à un monde sans voix face à l’insoutenable.
Les diverses nuances de bleu, de celui du ciel d’été, de l’algue des origines ou des pierres au bleu de Hué impérial ou celui de la bâche des sacs-poubelles, peuvent-elles être assimilées à des empreintes de Dieu ? Le bleu a-t-il le pouvoir d’allumer de l’espoir dans une conscience ? Ou bien est-il simplement consensuel, faute d’être vraiment stimulant ?  
La poétesse et critique d’art Maggie Nelson dit être tombée amoureuse d’une couleur (...) comme on tombe dans les rets d’un sortilège. Sur les traces de Blaise Pascal (1623-1662) cité en exergue, de Goethe (1749-1832) ou de Michel Pastoureau, elle compose Bleuets, une méditation poétique en 240 fragments oscillant entre le poème, l’autofiction et l’essai. Que dit le bleu de la difficulté extrême d’être un hum’Un jeté au monde ? Il y est question de la douleur d’une amie accidentée aux pieds devenus bleus et lisses à force de ne pas servir, du "cyanomètre" de Benedict de Saussure pour mesurer le bleu du ciel (1789), du famous blue raincoat de Leonard Cohen (1934-2016) ou des vérités qu’on a besoin de colorer pour les rendre visibles (Joubert) jusqu’au genre de bleu des jacarandas en fleurs.
On y rajouterait volontiers le genre de bleu spectral du temps d’écran de nos contemporains vaguement "pathologisant" selon de récentes expertises, celui des Schtroumpfs, de la série australienne Bluey, du maître céramiste Théodore Deck (1823-1891) ; ou encore le roman Bleu, je veux (1983) de Gisèle Bienne...
Le voyage dans le bleu se poursuit en beauté jusqu’à l’obscurité divine du présumé Denys l’Aéropagite pour  se prolonger en guise d’aveu : Si cette planète ne manque pas de quelque chose, c’est bien de bleu... Alors, de quoi dit-il le manque ? Le véritable aveu accompagne l’évocation de sa princesse du bleu, sa principale pourvoyeuse de bleu, de haut vol qui plus est ;  et la citation finale de Simone Weil (1909-1943) : L’amour n’est pas une consolation, il est lumière.
Tout ce qui précédait aurait-il été une tentative de le formuler autrement par un détour monochrome, en quête du bleu intense, du bleu outre-vie ou d’un bleu philosophale pour accomplir l’oeuvre de beauté ? Le coeur des hommes ou l’âme des roses s’apprend-t-il en bleu ? La poussière retombée de tous les empires terrestres nourrit-elle l’ombre d’une seule rose bleue ?
Une chose est sûre, depuis Yves Klein (1928-1962) et ses outremers pour le moins : le bleu n’a pas de prix et aucune bluette en vogue n’abolira sa face cachée, irradiée ou torrentielle.

Poésie, avis de mobilisation générale

Quelque chose de brillant avec des trous, paru pour la première fois aux États-Unis en 2007, et traduit comme arraché au temps par Céline Leroy, mêle la forme poétique à une méditation intemporelle sur le désir, le chagrin, la perte, l’accident – et sur la liberté grande comme sur la joie armée, car il en faut, lors de ces visites dans les unités de soins intensifs des hôpitaux où des amies chères endurent leur Passion...
Au commencement, il y a la communion dans l’être des métaphysiciens – enfin, son annonce, son espoir ou sa promesse :
Vivre comme si tout annonçait le bien-aimé
Et c’est le cas
Puis la purge

L’affectivité nourrit le corps humain comme la littérature, elle irrigue la poésie, libère le poème en apnée – ou la valeur des mots... Mais quel miracle permet aux mots d’être grâce et poésie, rien que poésie ?
Tu n’as pas la moindre idée
Du genre de lumière que tu laisseras entrer
Quand tu feras tomber ce bol,
Aucune idée
De ce qui te remplacera

Mais il y a tout ce que les humains peuvent être avant d’envisager leur « remplacement » ou effacement – car avant, il y a leur participation à un monde en perpétuelle tranformation. La poétesse leur donne voix – ou plutôt elle refuse un monde sans voix, en sempiternel désarroi jusque dans le grincement de ses rouages fatigués. Alors, elle reprend ses dés – pour mieux les jeter, après Mallarmé (1842-1898) ou Einstein (1879-1955), à la face de l’absurde :
Les aurores boréales sont imprévisibles jusqu’à leur apparition
En fait, tout joue contre une bonne aurore boréale

L’attrait du mot doux n’a pas été éliminé
Il s’est juste élimé

Arrête de secouer la blessure

Si tu veux voir quelque chose de splendide
Regarde les Pléiades

Jamais un coup de dés malencontreux, une contrariété inexpiable ou l’impensable persistance du malheur universel n’abolissent la poésie. Elle est le pari gagnant contre l’insoutenable. Mieux : elle mobilise contre lui. Maggie Nelson trace la ligne de front comme la ligne des sentiments dans le dénouement de l’Autre à soi ou de l’être au néant, en un art poétique qui risque sa chance à l’épreuve des possibilités du langage, aussi loin que va le souffle de Vie, jusqu’à l’Ultime, faisant force de son infracassable noyau de nuit jeté contre cette haletante communion dans l’être pour sans cesse ressaisir ce qui ne ment jamais.

Michel Loetscher

Maggie Nelson, Bleuets, traduit de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy, Éditions du sous-sol, mars 2024, 96 p.-, 8,50 €
Maggie Nelson, Quelque chose de brillant avec des trous, traduit de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy, Éditions du sous-sol, mars 2024 112 p.-, 17€

Paru initialement dans Les Affiches d'Alsace et de Lorraine

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