Kafka : demandez le journal !

Poursuivant l’élan qui permit de retraduire toute l’œuvre de Franz Kafka, les éditions Gallimard nous offrent ces inédits en poche. Gros livre. Petit prix. La qualité pour tous.
Le Journal s’ouvre sur des fragments. Est-ce donc bien un Journal au sens littéraire ? La variété des notes laisse perplexe. Les dates de même : et pour cause, Kafka oubliait souvent de noter le jour. Et ne le faisait qu’à posteriori, ouvrant donc la voie aux erreurs… D’autant que l’on se demande ensuite si l’on va lire des récits ou bien un authentique Journal. Un choix s’est donc avéré primordial à faire pour établir cette publication. Soit décliner un Journal au sens classique, en alignant toutes les notations qualifiées de diaristiques. En suivant une linéarité chronologique, et donc en acceptant les dates de Kafka. Soit prendre le parti des auteurs de l’édition critique allemande de 1990 qui ne font aucune distinction. À cela s’ajoute la guerre des héritiers des manuscrits. Éditeur devient un métier d’enquêteur, de juriste, de diplomate.
Dominique Tassel prendra l’option des éditeurs d’Oxford : inclure l’ensemble de tous les manuscrits disponibles. Ainsi ces douze cahiers in-quarto que Kafka considérait comme son Journal.

Le personnage principal de la vie de Kafka – et celui du Journal – est l’écrivain. Il se sent prisonnier sur cette terre (p. 659). Les notations, les réflexions, se rapportent à sa vie et à son travail. Le bruit de fond du monde coulant comme un récit continu dont la narration alterne au fil des douze cahiers, mettant en scène une multitude d’autres personnages. Cela en devient presque un roman…

L’important, c’est l’interdit qui pèse sur l’écriture. Nulle part, dans aucune page du Journal, cet interdit  n’est fondé, développé, argumenté. Il est tout simplement le nerf de la guerre qui oppose Kafka au monde entier ! Un monde hostile à l’écriture incarné par son propre père, la femme aimée, sa logeuse… bref, tout le monde autour du lui. Et de cette hostilité, il en fera son carburant.
Et la lutte commence par lui-même : savoir pousser au-delà de ses limites. Identifier le corps à l’esprit. Habiter son idée pour l’accomplir. Flirter avec ses limites c’est découvrir celles de l’humain. Kafka, écrivain moderne s’il en faut. À l’exemple de Musil qui dépeindra un Homme sans qualité inspiré par Martin Buber et James Joyce.

Mille détails vont ponctuer votre lecture. Mille sentiments vont troubler votre lecture. Car chaque lecteur, en réalité, est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même, rappelait Proust. De même, l’écrivain écrit lui-même le livre dont il est le lecteur. Ce que fait ici Kafka à sa façon. Son écriture suppose qu’il ne devait être lu par personne d’autre que lui. Ne l’oublions pas – tout comme toute son œuvre, détruite après sa mort avait-il exigé.
Trahi pour notre plus grand plaisir. Alors ne boudons pas ces nouvelles pages dantesques…

 

Annabelle Hautecontre

Franz Kafka, Journal – Douze cahiers (1909-1923), édition et traduction inédites de Dominique Tassel, Folio, septembre 2021, 900 p.-, 8,60 €

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