Blasphème, Brève histoire d'un "crime imaginaire"

    "Parole ou discours qui outrage la divinité, la religion ou ce qui est considéré comme respectable ou sacré. (Le blasphème est à distinguer du sacrilège : le premier consiste en paroles, le second en actes.)"

    (Larousse)


"Le blasphème a fini par redevenir un « curseur identitaire », comme il l'avait été au XVIe siècle"

(Jacques de Saint Victor, Blasphème, Brève histoire d'un "crime imaginaire")




Comment expliquer que le pays inventeur de la laïcité (1789) puisse condamner des propos tenus à l'égard non pas de croyants mais d'un dogme, quel qu'il soit ? Ce "crime imaginaire" parce qu'il n'y a pas de victime ni de dommage direct modifie considérablement la société contemporaine en rognant sur l'un des fondamentaux qui est la liberté d'expression. Faisant l'histoire des évolutions de la législation du délit de blasphème, Jacques de Saint Victor dresse avec son très précieux Blasphème, Brève histoire d'un "crime imaginaire" le portrait d'une société qui trahit ses fondements mêmes par un surcroît de politiquement correct et, sous couvert de générosité, nourris les communautarismes qui sapent la République sur ses bases.


Fondement d'une législation de Dieu


Cette "législation de Dieu" commence au XIVe siècle avec la royauté qui, voulant s'octroyer un supplément de pouvoir, s'attribue le droit divin, au détriment de l'Eglise, et fait de la personne du roi un monarque temporel et céleste, "à partir du moment où le Roi Très Chrétien est attaqué dans sa croyance, le blasphème « hérétique » devient une offense à l'Oint du Seigneur, quand bien même il offense l'ordre divin. C'est désormais le pouvoir royal qui s'estime directement touché et qui va se charger d'assurer la répression, selon un processus juridique qui dépasse largement la question du blasphème." Ainsi les "laides paroles" pouvaient, en cas de récidive, conduire à l'ablation de la langue et à des sévices que le Vatican réprouvait, allant, pour 20 % des cas, jusqu'à la peine de mort : ainsi le blasphémateur était-il un hérétique et un adversaire du trône...


Des Lumières à la Révolution


Séparant la Morale du religieux, le précurseur des Lumières Montesquieu ouvre, avec L'Esprit des lois (1748), une ère où le blasphème ne devait pas relever de la justice des hommes mais du jugement de Dieu : "On ne doit point statuer par les lois divine ce qui doit l'être par les lois humaines, ni régler par les lois humaines ce qui doit l'être par les lois divines". Malgré un durcissement de la législation répressive mise en place par Louis XIV et poursuivi pendant les Lumières par Louis XV, la société civile, et les juges, avaient un regard plutôt éclairé, c'est-à-dire moins sévère, sur cette question. Il reste bien sûr des condamnations, mais sporadiques. Il faudra attendre l'affaire du Chevalier de la Barre, exécuté après torture le 1er juillet 1766, alors que sa culpabilité n'était pas avérée, que le crime était mineur (avoir tailladé un crucifix, certes dans une petite ville de province fort pieuse et à l'abri de la modernité des mœurs...) pour que les mentalités changent. Cette exécution fit tant scandale par sa cruauté et son injustice (certes, le chevalier était au centre de plusieurs conflits politiques, jansénistes vs jésuites, juges vs Voltaire... mais tout de même !) au point de se retourner contre la justice du roi. Le supplicié fut brûlé, après décollation, avec son exemplaire du Dictionnaire philosophique de Voltaire (son seul crime avéré, être en possession de cet ouvrage), qui répondit par le pamphlet Relation de la mort du chevalier de la Barre. "Ce « procès de trop » fut la cause directe de l'abolition pure et simple du délit de blasphème au début de la Révolution" (1791)


Restauration politique et morale


Mais, voulant rétablir un certain ordre moral après les excès de la Révolution, le pouvoir et la justice revinrent, "en douce", sur l'abolition du délit de blasphème, en promulguant dès le 17 mai 1819 la Loi de Serre qui instaura le délit d' "outrage à la morale publique et religieuse".


"Ainsi, outre l'article du Code pénal de Napoléon, qui prévoyait l'outrage aux bonnes mœurs, le gouvernement disposait dorénavant, au titre de l'article 8 de la loi de 1819, d'un délit spécifique d'  « outrage à la morale publique et religieuse » pour poursuivre tout écrit ou tout propos qui ne lui convenait pas. On ne prit pas bien garde, à l'époque, à la portée de ce texte. Au fond, il rétablissait de façon détournée le délit de blasphème."


Cette loi fut instrumentalisée pour défendre les bonnes mœurs contre Flaubert, Eugène Sue et Baudelaire (1857) puis Proudhon (1858), confirmant la pudibonderie du second Empire qui entendait réglementer jusqu'à l'art. L'avènement de la République ne met pas immédiatement fin à ces pratiques, la loi de 1819 avait encore beaucoup de défenseur. Il faudra attendre la loi du 29 juillet 1881 qui instaura la liberté de la presse qui, "mit fin au délit d'outrage à la morale publique et religieuse. Ce texte constitue encore aujourd'hui une des pierres angulaires du nouvel « esprit des lois de la République »".

Malgré des débats houleux et une charge anticléricale violente notamment dans la presse parodique (par des intégristes de la laïcité...), la loi de 1905 consacra le principe de la laïcité et la caducité de la notion juridique de blasphème. Cet état d'esprit progressiste dura sans interruption, même pendant le Régime de Vichy, jusqu'au 1er juillet 1972 et la loi Pleven qui créa le délit de "provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence […] commise envers des individus en raison de leur appartenance ou de non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée". Ainsi, pensant défendre le discriminé, et répondre aux prescriptions de la Convention internationales sur l'élimination des Discriminations raciales du 21 décembre 1965, et pour un mot de trop, la France créa pour longtemps les communautarismes dont elle sait aujourd'hui le poids sur la vie politique et sociale du pays.


Le communautarisme


Ce sont les musulmans qui les premiers comprirent leur intérêt et portèrent l'affaire Houellebecq au tribunal suite à sa provocation sur l'Islam : "la religion la plus con". Soucieux de "laver leur honneur" après le 11-Septembre 2001, la communauté musulmane se senti fondée en droit à réclamer réparation, du fait de la loi de 1972, mais la justice donna raison à l'écrivain, et permit aux libres-penseurs de croire qu'ils avaient encore de l'avenir. "C'était sans compter sur la persévérance de certaines associations musulmanes et, surtout, avec l'évolution de nos mœurs", notamment politiques, quand Nicolas Sarkozy, alors Ministre de l'Intérieur, réfléchissait à modifier la loi de 1905 dans un sens plus favorable à la religion.

Puis vint le tournant de 2004 et les premières caricatures de Mahomet, la première affaire Charlie, puis la seconde...

"Les « restaurateurs » du délit de blasphème ont, sous couvert de discours antiraciste, gagné la partie. […] C'est ainsi qu'une fraction la plus radicale d'une religion particulière réussit, par la menace et la mort, à imposer ses pseudo-dogmes. Quelle leçon lancée aux autres !"


Epilogue


"L'ordre moral réapparaît toujours sous des dehors présentables et même, parfois, avec les meilleures intentions." Ainsi, le retour de l'ordre moral, de la décence, la volonté de toujours vouloir préserver certains "faibles" conduit inévitablement à réduire, voire dans certains cas, supprimer la liberté d'expression, et changer considérablement la société française, à ne plus s'autoriser la moindre critique, le moindre mot d'esprit sur le moindre sujet sous peine de choquer la sensibilité de certains. Et la société soudain meurt étouffée par sa propre "gentillesse".


L'histoire du délit de blasphème est celle de notre société, et si Jacques de Saint Victor se présente en historien du droit, son épilogue est nettement plus engagé, et nettement moins engageant pour l'avenir du Pays de la Liberté. La France serait-elle condamnée à renier ce qui la fonde pour contenir les mouvements que certaines petites lâchetés ou faiblesses, de courtes vues politiques ont engendrées ? Un brillant essai d'une grande limpidité, riche et ouvrant à la réflexion : absolument indispensable !


Loïc Di Stefano


Jacques de Saint Victor, Blasphème, brève histoire d'un "crime imaginaire", Gallimard, "L'esprit de la cité", janvier 2016, 122 pages, 14 eur


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