Cinq Studiolo à découvrir : Lascaux, David, Manet…

Le cabinet de curiosité de L’Atelier contemporain, Studiolo, se présente sous la forme de petits livres. Un format poche pour rééditer des œuvres majeures. Monographies, écrits d’artistes, essais, livres épuisés…

Le premier, Aimer David, est une reprise d’un livre d’Alain Jouffroy, publié en 1989 pour les 200 ans de la Révolution française. Accompagnant de fait la grande rétrospective que le Louvre consacra à David. Le but de Jouffroy est de faire vibrer, entre l’aube révolutionnaire d’un XVIIIe siècle pressé d’en finir avec l’Ancien Régime, et le crépuscule de ce XXe siècle français qui ne veut plus rien voir venir, une flèche dont le vol outrepassera cette idée si funeste d’une fin de l’histoire, en l’éclairant du sourire décoché par sa vitesse, nous signale Renaud Ego dans sa préface. Ainsi David serait le fondateur d’une peinture de l’énergie de l’histoire. Une histoire trop importante pour se laisser figer par un quelconque courant. Les idées sont en désordre. L’individu s’impose. David utopiste ? Sans doute. Et opportuniste aussi, lui qui vota la mort de Louis XVI, servit Robespierre pour finir peintre de Napoléon…
 

La postérité n’est le plus souvent qu’un puits sans fond. Tout peut y tomber et disparaître. L’oubli s’apparente donc à l’enfer. Avec une variable intéressante : on peut en sortir. Et cela est plus facile pour un peintre qu’un poète. L’œuvre picturale semblerait en imposer plus que le simple papier. Mais ce n’est qu’une théorie. Personne ne connaît le futur.
Ainsi Alain Jouffroy s’est-il donné pour mission de réhabiliter Piero di Cosimo. Peintre florentin né en 1462. L’incroyable est arrivé : grâce à Vasari, qui fut le premier et le dernier à le célébrer au XVIe siècle, les chercheurs et les historiens du XIXe et du XXe siècle ont tenté de reconstituer ce qui est resté de son œuvre dispersée et que l’on attribuait souvent à d’autres peintres. Passèrent par là les surréalistes qui furent les premiers à lui rendre hommage. C’est donc dans cette lignée que s’inscrit cet essai. Premier livre français consacré à Piero di Cosimo, paru en 1982 chez Robert Laffont.

Sinueuse, fragmentée, cette œuvre profane et mythologique passionna Jouffroy. Toiles longues et basses, ciel suggéré, scènes de chasse, d’amours, vastes compositions.
Je pleure, je ris, je veille et je suis sourd aux appels d’un homme extraordinairement excentrique, qui a situé le centre de tout hors de tous les cercles où pourrait subsister ce qu’on appelle un "centre".
 

Alain Borne nous fait traverser le temps. L’espace. Toute notion de bon goût. Toute idée d’art. Paru pour la première fois en 1969 aux éditions Robert Morel, cet ouvrage décoiffe. Les émotions se croisent. Ferdinand Cheval est bien un drôle de zèbre. Facteur de métier. Amoureux des arts et compulsif bâtisseur d’une œuvre/palais. D’une idée folle naquit une pièce du patrimoine national. Voilà un homme simple épris d’art. Maçon amateur il va construire un monument compliqué et inquiétant. Voilà l’homme dépassé par son rêve. Dépassant toutes les frontières. S’affranchissant de tous les codes, Cheval parvient à toucher à l’art. Au sublime…

Le livre s’articule – comme les illustrations – autour du seul Palais idéal. Il n’y a qu’une seule pièce dans cette œuvre. Pour le lecteur qui n’aurait jamais entendu parler du Facteur Cheval, l’ouvrage offre des aperçus photographiques. Mais il fournit aussi l’ensemble des écrits de l’artiste. Notamment son fameux testament et ses lettres.
Certes, la recherche a progressé depuis 1969, certaines approches pourront paraître désuètes. Quoique. Rien ne remplace le regard d’un homme. Et celui d’Alain Borne est particulier. Sans jamais se détourner de son sujet, il avoue participer à la spéculation sur ce Palais. En effet, nous savons peu de choses sur Cheval.
Dans une langue d’une somptuosité d’époque, Alain Borne livre des pages de réflexions concentrées et sensibles sur la bataille de l’œuvre. Ou le rapport de l’art à la mort et à la sexualité. Pages particulières qui pourraient laisser penser à une forme d’autoportrait.

Le nom de Manet a dans l’histoire de la peinture un sens à part, affirme d’entrée Georges Bataille. Et pour cause, on lui attribue l’invention de l’art moderne. Mais est-ce la bonne définition de ce peintre extraordinaire ?
Paru pour la première foi chez Skira, en 1955, cet essai est en prise directe avec les débats infinis qui agitent l’esthétique. Qui est à la base une doctrine philosophique. Tout comme le stoïcisme. En dressant des ponts entre les époques, Bataille évoque l’œuvre de Manet dans le langage d’époque. Une approche toute aussi esthétique que pratique qui confère à cet ouvrage sa singularité impérissable. Ainsi que sa portée historique. Car pour une fois, on faisait fi de l’autorité des critiques, du savoir des historiens. Albert Skira osait le pari de la pensée et de la littérature pour parler d’art. Et Georges Bataille celui de ne rien s’interdire. Le voilà qui construit son raisonnement autour de l’idée de mouvement. D’un passage. Car il voit cet épuisement de la peinture éloquente que rien n’animait plus. Il fallait donc une rupture. Franchir le passage vers un monde de formes nouvelles.

Grande époque, époque majeure qui voit la liberté de l’art s’affirmer. Et de s’affranchir de toute subordination, qu’elle soit religieuse, politique ou morale. Subordination à la convention aussi bien : adieu habitudes et goût imposés. Pied de nez à l’édifice majestueux de la bourgeoisie de l’Ancien Régime. Manet forcera donc le passage de la téléologie à l’autotélie, de l’allégorie à la tautégorie.
Bataille peint un Manet personnage de roman. Un littéraire ami de Baudelaire et Zola. Qui ont d’ailleurs beaucoup écrit sur lui. Car Manet est une énigme. Mondain à la ville mais précurseur dans son atelier. Il tente de recomposer un nouvel ordre de formes. Un nouveau monde. Manet rompt ainsi l’harmonie conventionnelle. Et advint le scandale de l’Olympia
 

Quant à l’origine, elle a de tout temps, préoccupé Georges Bataille. Remonter aux confluents des mondes, savoir ce qu’il y avait avant. Publié également chez Skira, en 1955, ce livre parut quinze ans après la découverte de la grotte. Bataille s’attèle alors à tenter une unification des thèses philosophiques qui pourraient unir les relevés scientifiques.
Il voulait donner à l’art cette valeur décisive, incommensurable. Une portée universelle.
Avouons-le : la réponse que Lascaux nous donne, en premier lieu, demeure obscure en nous, obscure, à demi intelligible seulement. C’est la réponse la plus ancienne, la première, et la nuit des temps dont elle vient n’est traversée que d’incertaines lueurs de petit jour.

Certes, six décennies plus tard, les conclusions qui permirent la construction mentale de l’approche de Bataille sont dépassées. La grotte de Lascaux n’est plus le lieu de l’enfance de l’art. Nonobstant ce n’est pas un texte daté. D’abord parce que Bataille est intemporel. Et puis parce que l’approche est reconnue comme spéculative. Ainsi l’on se régalera du brio et de la verve de l’écrivain. Lascaux, en ce sens, est bien une œuvre de Bataille. Qui participe d’un tout et renvoie aux autres livres. L’approche de Bataille qui assimile les figures de la grotte aux premières manifestations d’un rire intrinsèquement humain, à une fête voire une transgression ponctuelle d’interdits – primordiaux et solidaires de la mort et de la sexualité. Il apparaît que ces raisonnements n’excèdent en rien le cas spécifique de Lascaux. D’où l’intérêt majeur à relire ce texte fondamental de l’histoire de l’art. Et pas seulement.

 

Annabelle Hautecontre

 

Alain Jouffroy, Aimer David, préface de Renaud Ego, 36 illustrations N&B coll. Studiolo, L’Atelier contemporain, mai 2021, 224 p.-, 8,50 €

Alain Jouffroy, Piero di Cosimo ou la forêt sacrilège, 16 illustrations N&B coll. Studiolo, L’Atelier contemporain, mai 2021, 96 p.-, 6,50 €

Alain Borne, Le Facteur Cheval et son Palais idéal – Avec les écrits complets de l’artiste, 32 illustrations N&B coll. Studiolo, L’Atelier contemporain, mai 2021, 160 p.-, 7,50 €

Georges Bataille, Manet, préface de Michel Surya, 44 illustrations N&B coll. Studiolo, L’Atelier contemporain, mai 2021, 160 p.-, 7,50 €
 

Georges Bataille, Lascaux ou La naissance de l’art, préface de Michel Surya, 77 illustrations N&B coll. Studiolo, L’Atelier contemporain, mai 2021, 224 p.-, 8,50 €

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