Un autre regard sur Pagnol : les Mystères de Marcel

Les ouvrages sur Marcel Pagnol ne manquent pas, mais très peu jusqu’ici s’étaient intéressés vraiment à cette chose toute simple, autrement dit très complexe, qui s’appelle son œuvre. Karin Hann, dans Marcel Pagnol — Un Autre regard, entreprend de corriger cette “  injustice  ”.


On aimerait partager d’emblée l’enthousiasme de Karin Hann. On aimerait être persuadé que, comme elle l’affirme dans la première phrase de son livre Marcel Pagnol — Un Autre regard, “  Pagnol défie le temps  ”. Daniel Auteuil dirait-il la même chose  ? Certes, l’Eau des collines (porté à l’écran par Claude Berri) a largement contribué à sa célébrité, mais il sait bien qu’il est exclu qu’il puisse jamais tourner son César, puisque son Marius et son Fanny, sortis l’an dernier, n’ont récolté qu’une indifférence polie. Il y a quinze ans, Gérard Oury devait se dire que son Corniaud ou sa Grande vadrouille défieraient bien mieux le temps que son remake du Schpountz, l’un des plus grands bides de sa carrière. Et tout professeur de Lettres sait par expérience qu’une représentation du Cid fait “  vibrer  ” des élèves de quatrième bien plus qu’une représentation de Topaze.


C’est que toutes les œuvres de Pagnol sont loin de porter en elles la contradiction magique qui fait les classiques. Si elles sont toutes, d’une manière ou d’une autre, solidement ancrées dans leur époque, elles n’ont pas toutes, inversement, cette vérité universelle qui leur permettrait de traverser les siècles. Certes, une œuvre d’art ne saurait se résumer à son sujet, mais que peut dire aujourd’hui à des gens de quinze ans une trilogie théâtrale tout entière construite autour d’une fille-mère, quand le terme même de “  fille-mère  ” n’est plus de saison, et quand même celui de “  mère célibataire  ” est en train de disparaître, puisqu’il n’y a plus guère désormais que les homosexuels qui tiennent à se marier pour avoir des enfants  ? Même faille “  anachronique  ” dans le Schpountz  : Oury s’était mis en tête de transposer cette histoire à notre époque, mais avec Internet et les téléphones portables, il est inconcevable qu’une famille puisse pendant plusieurs mois rester sans nouvelles d’un des siens sous prétexte que celui-ci s’est éloigné de quelques centaines de kilomètres…


Inversement, Pagnol résiste bien mieux au temps que, par exemple, André Roussin ou Marcel Achard, Immortels définitivement enterrés, semble-t-il, alors que, il y a un demi-siècle à peine, leurs pièces étaient la manne de tous les théâtres de Boulevard.


Il n’était donc pas mauvais de se pencher sur l’œuvre de Pagnol avec une optique universitaire, autrement dit en examinant d’abord et avant tout son œuvre. Contrairement à Marcel Castans, qui, dans ses différents ouvrages, avait surtout réuni des anecdotes sur Pagnol (ses amours, sa brouille avec Fernandel, son élection à l’Académie française…), Karin Hann offre au fil de son essai ce qu’il faut bien appeler un certain nombre d’explications de textes. Ce pourrait être scolaire et ce l’est sans doute un peu, mais il est judicieux de faire preuve de pédagogie lorsqu’on entend proposer un autre regard sur un sujet emprisonné dans tant d’idées reçues. Parmi tous les éléments soulignés par Karin Hann, trois au moins nous paraissent essentiels. Le premier, c’est que la simplicité apparente du style de Pagnol n’était pas simplement due à un don naturel  ; c’était aussi le résultat d’un travail de tous les jours, quasi sisyphéen  : “  Un four noir vous écrase, un succès vous isole complètement  ”, peut-on lire dans une lettre de Pagnol à Henri Jeanson. Et il y a du Molière chez Pagnol  : ses dialogues paraissent naturels, entendus au coin de la rue. Mais ils sont marqués, entre autres, par des jeux sur le rythme qui sont la marque d’un long métier. Karin Hann rappelle à juste titre une chose trop souvent oubliée  : Pagnol n’était pas seulement un dramaturge — c’était aussi un théoricien du théâtre, un auteur qui s’inscrivait consciemment dans une tradition. Ses Notes sur le rire, sans atteindre l’extraordinaire finesse des réflexions de Bergson sur le comique, mériteraient d’être lues de près par un certain nombre de nos amuseurs contemporains. Si Karin Hann peut proposer un autre regard sur Pagnol, n’est-ce pas parce que Pagnol lui-même proposait un autre regard sur les choses  ? Chez lui, le cocu ne cherche plus à dissimuler sa condition de cocu. Il la proclame. Parce qu’il sait que, ce faisant, il fait de son épouse une femme de cocu, ce qu’elle ne saurait supporter…


L’autre aspect de Pagnol mis en lumière par Karin Hann est ce paradoxe qui est que la tchatche toute méditerranéenne de Pagnol et de ses personnages cache en réalité de profondes zones de silence. “  Au fond, nous sommes des salauds, écrit-il dans une lettre au compositeur Vincent Scotto. On s’aime et on ne se le dit jamais. C’est le caractère des gens de la Méditerranée.  ” Oui, ce sont ces lacunes qui font de Pagnol un classique  : les flots de propos tenus par ses personnages sont souvent l’écran de fumée qui dissimule les propos qu’ils voudraient tenir, mais qu’ils gardent au fond d’eux-mêmes par pudeur. Et les dialogues deviennent alors littérature, au sens noble du terme, dans la mesure où la vraie littérature est toujours entre les lignes, tout comme, dixit pour une fois fort justement Godard, l’intérêt de Vermeer, c’est qu’il ne peint pas les choses, mais l’espace entre les choses. Méfions-nous donc des Souvenirs d’enfance. On croirait que Pagnol s’est contenté de raconter l’existence du petit Marcel qu’il avait été, mais il n’en est rien. Si jamais il ne ment à proprement parler, il ment souvent par omission. Et c’est peut-être dans ses textes apparemment les plus personnels qu’il offre à chaque lecteur — même quand ce lecteur n’a jamais mangé de sa vie une bouillabaisse ou vu le moindre olivier — les brèches qui lui permettront de retrouver sa propre histoire. La littérature est une auberge qui, tout en affichant un menu imposé, n’en est pas moins une auberge (es)pagnole.


Troisième aspect de l’œuvre de Pagnol, et conséquence directe du précédent  : Pagnol, comme Cocteau, a touché à, ou plus exactement s’est emparé de tous les genres. Récit, théâtre, traduction d’œuvres étrangères, cinéma. Karin Hann montre de manière extrêmement convaincante que les films de Pagnol, contrairement à ce que l’on a trop souvent cru et dit, ne sont pas du théâtre filmé, mais témoignent d’une véritable réflexion sur l’image, alors même que le cinéma était un art encore naissant. Il n’est donc pas absurde de se demander quel usage un esprit aussi ouvert aurait pu faire aujourd’hui d’Internet et de toutes les nouvelles technologies…


En bousculant ainsi un certain nombre d’idées reçues, Karin Hann va indubitablement amener ses lecteurs à lire ou, mieux encore, à relire Pagnol de plus près. N’est-ce pas finalement la meilleure manière de transformer un essai littéraire  ?



FAL


Karin Hann, Marcel Pagnol — Un Autre regard, Editions du Rocher, janvier 2014, 21€

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1 commentaire

Merci pour cet article, car la publication de cet ouvrage avait échappé à cet ancien enfant qui a eu la chance immense, soixante-dix années après les jeunes Marcel et Lili, de passer son enfance entre le Grosibou, Le Taoumé, la Barre du St. Esprit et autre Garlaban. Plus tard, un autre Marcel P. lancé à la Recherche du Temps, m’a donné d’autres frissons, mais je ne n’ai jamais cessé de relire l’œuvre de ce premier Marcel P. et de le suivre dans ses collines…