Chagall, une peinture fil à fil

Il fait du regard un moment de splendeur comme il faisait de l’éveil quotidien un temps de bonheur. Marc Chagall n’est pas un géomètre qui calcule l’espace, il est un poète qui l’investit. Son œuvre reprend les thèmes gravés dans sa tête quand il était enfant. Sa mémoire enregistre tout ce dont que le regard s’imprègne. Il donne aux êtres et aux objets la vibration et l’émotion que le petit Moyshe Shagalov, surnommé Moshka, ressentait dans la « minuscule » épicerie que tenait sa mère à Vitebsk, sa ville natale. Il se souviendra pour toujours des magasins aux portes de guingois, des demeures «simples et éternelles comme les bâtiments sur les fresques de Giotto », de l’odeur des harengs que le père traîne derrière lui, des oncles assoupis et des ombres derrière les chandeliers, des reflets du samovar, du son des violons lors des fêtes, de la fumée des isbas quand l’hiver arrive, de la lecture de la Bible qui « m’a rempli de vision sur le destin du monde et m’a inspiré dans mon travail ». Après l’apprentissage conduit par Yehuda Pen et les cours à Saint-Pétersbourg du professeur Bakst, Chagall se sent l’étoffe de ne suivre personne sinon son instinct et ses préférences. Intuitif, instinctif, sans jamais se soucier des écoles, des académies, des courants ni des mots d'ordre, il obéit à un appel innommé. Jamais il ne sera d’une école quelconque. Il ne revendique aucun élève, il ne se relie pas à un mouvement collectif, il n’a pas de système, il n’appartient pas à telle ou telle avant garde. « Un beau jour, mais tous les jours sont beaux, comme ma mère mettait le pain au four, je lui dis : Maman, je voudrais être peintre ». Le destin est signifié, irrévocable.

 

Le décadrage, les décentrements sont partie intégrante des constructions de Chagall, les dissonances sont absorbées par la mélodie de ses tracés, les rotations cosmiques soudent les objets aux personnes, celles-ci transgressent les lois les plus révolutionnaires. Les vertigineux contours engendrent de tendres enlacements. La nature a perdu sa logique habituelle au profit d’une autre démonstration de la réalité. Le rêve, les songes éveillés, la romance des pensées l’accompagnent. Nous entrons dans un univers d’illusions que la passion rend limpides. Les énergies des personnages, les couleurs, les formes, tout entre en fusion, emprunte comme une respiration à l’ambiance alentour et aux circonstances présentes. La vie de Chagall est tissée de séquences, qui lui ont permis en dépit des ruptures, de « garder ses racines » et de retrouver sa propre terre partout ailleurs sur la terre. Imprévisible, inclassable, inimitable, non transposable, surpassant le sectarisme, délivrant un message œcuménique, fier de son « individualisme flamboyant », tel il est et tel il demeure. Il faut éviter tout jugement arbitraire  et hâtif devant ses tableaux, pour ne pas les vider de leur substance engendrée au fond de l’âme. Car comme on le sait, on fatiguait Chagall à lui demander « pourquoi le coq rouge vole, le cochon est blanc, le rabbin a le visage vert et la barbe jaune, pourquoi un homme à deux têtes regarde aisément dans des directions opposées ». Ne l’oublions pas, cet artiste a dans sa besace un trésor de savoirs millénaires, une tradition ancestrale coule dans ses veines. Sa manière de traiter le temps transcende sa fuite, la durée se condense dans l’instant qui s’étire. Par son humour et grâce à son amour, Chagall soude dans une plastique onirique des identités inimaginables et les maintient dans leur vraisemblance.

 

A partir de 1950, Chagall va expérimenter un nouvel axe d’expression, le vitrail, fenêtre émettrice et conductrice de lumière. Par la latitude de l’ornementation, la variété des mesures, la durabilité, l’héritage médiéval, la fragilité et la résistance de la matière façonnée par le feu, le vitrail allie des propriétés qui ont l’attirent. « Le vitrail est la séparation transparente entre mon cœur et le cœur du monde ». Modelage, céramique, lithographie, sculpture, Chagall explore tous les possibles.

 

Il ajoute enfin une autre dimension à son désir de création, la tapisserie. Bien qu’il ne s’initie pas à cette pratique, il s’y intéresse assez pour suivre de près la transposition et l’exécution de ses œuvres. Sa rencontre en 1964 avec le maître d’œuvre Yvette Cauquil-Prince (1928-2005) lui ouvre de nouvelles perspectives que leur proximité de vues dans l’approche de la manière dont les pièces sont abordées, traitées et agrandies, accroît encore en qualité d’expressions. Yvette Cauquil-Prince a travaillé pour Braque, Max Ernst, Picasso. Elle est à la fois à même de suivre la narration esthétique voulue par l’artiste et de l’interpréter afin d’en faire une seconde création. Unis, associés, ce respect fidèle et cette liberté entière reçoivent l’assentiment de Chagall. Cette autre lecture « satisfait l’aspiration de Chagall à développer de larges orchestrations murales ». Comme jamais, matière et lumière se croisent comme le font la chaîne et la trame, la laine recevant une à une la force des couleurs et les absorbant pour composer une immense poésie visuelle. C’est à la transmutation par le talent du maître d’œuvre sur une autre surface des scènes conçues par le peintre à laquelle on assiste. Le résultat est à la hauteur des attentes : La Famille d’Arlequin, Cirque, La Création, Le Garçon dans les fleurs, Le Coq rouge. Comme sur le clavier d’un piano, c’est un travail à quatre mains, une mélodie partagée qui s’écoutent et se dévoilent. Yvette Cauquil-Prince emploie le mot « partition », de chef d’orchestre et de musique. Chagall l’aurait surnommée « la Toscanini de la tapisserie* ». A la mélodie des nuances de la gouache répond la symphonie des hachures et des dégradés dans le jeu des fils. L’ouvrage est considérable qui rend sans les dénaturer mais en les reconsidérant ces délicatesses de teintes qui signent le style de Chagall. Moins d’une vingtaine de teintes pour rendre l’infini des variations des couleurs initiales.

 

Chaque co-auteur de ce livre très bien illustré apporte un témoignage inédit sur cette précieuse collaboration dont l’exposition est le résultat visible et concret. On lit avec intérêt la genèse et l’évolution de cette « peinture fil à fil », double affirmation de savoirs artistiques qui ont trouvé leurs meilleures correspondances. Darius Hecq-Cauquil entrouvre avec discrétion la porte de cette « communauté d’esprit » qui existait entre sa mère et Marc Chagall. On lit enfin avec beaucoup de plaisir cet entretien avec Edgar Morin qui en posant quelques brèves questions essentielles, donne la parole à celle qui a voué sa vie à la tapisserie. Suspendues ainsi dans les salles du musée, les tapisseries sont vues dans toute leur ampleur magistrale, de manière à ce que les yeux captent les notes nées sur la palette et saisissent les résonances qui remplissent apparues sur le métier.  

 

Dominique Vergnon

 

* Célèbre chef d’orchestre italien (1867-1957)

 

Sous la direction d’Olivier Le Bihan, Chagall de la palette au métier, éditions Snoeck, 284 pages, 24x28 cm, nombreuses illustrations, septembre 2014, 28 euros

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