Sienne, l’art de la narration


Simone Martini, qui travaille à la cour de Clément IV, pape érudit et dont on peut voir le blason au dessus de la porte des Champeaux du Palais des Papes, meurt à Avignon en 1344. Il était devenu un ami proche de Pétrarque à qui il aurait offert un portrait de Laure. Le poète écrira plus tard : « J’ai connu deux peintres, tous deux talentueux et excellents, Giotto de Florence dont la célébrité est grande et Simone de Sienne ». La  manière très personnelle de Martini, « sinueuse, continue et rythmée », aura une grande influence sur les peintres français et unira Avignon à Sienne, pour l’heure triomphante face à sa rivale Florence. Il se distingue par l’intériorité gracieuse qu’il donne aux visages et le raffinement des formes qu’il imprime aux attitudes. Il est un des représentants majeurs du gothique siennois. On le retrouve à Assise, sur une fresque représentant L’Investiture de saint Martin.

 

Un chapitre est consacrée au rôle éminent de Sienne pendant deux siècles, en raison de sa position privilégiée sur la Via Francigena. A l’époque, les ateliers ne s’occupent pas seulement de peinture mais aussi d’orfèvrerie, de mobilier, de cuir. Les quatre parties du catalogue traitent de sujets essentiels dans l’histoire et l’évolution de la peinture siennoise. D’abord la Vierge. Panneau central d’un polyptyque, La Vierge à l’Enfant (tempera sur panneau) met en évidence le talent de Simone Martini, notamment le travail des étoffes et les modelés des visages. On est à la charnière entre l’héritage byzantin marqué par les fonds dorés, une certaine rigidité et la frontalité des figures et les débuts de la fluidité dans les mouvements qui est l’annonce de ce qui se développera plus tard au temps de la Renaissance. Il est intéressant de comparer cette œuvre avec une peinture antérieure, portant le même titre, exécutée vers 1260-1265 par un peintre siennois (peut-être Dietisalvi di Speme, auteur de plusieurs Madonne), au caractère plus hiératique voire archaïque malgré les plis déjà souples des vêtements et les détails dans l’accroche de la lumière. Autre terme de comparaison qui éclaire davantage l’évolution des styles, La Vierge de l’Humilité, de Giovanni di Paolo (1400-1482). Un vaste paysage de collines occupe le fond tandis que devant se déploie un jardin planté d’arbres fruitiers évoquant un hortus conclusus, thème repris régulièrement dans l’iconographie religieuse. Les drapés sont éloquents, l’espace est introduit dans cette composition riche de symboles. D’autres œuvres de la plus haute qualité plastique sont à mentionner, comme La Nativité de la Vierge de Cennino Cennini et L’Annonce aux bergers, petite narration d’une pure beauté de Sano di Pietro (vers 1450).  

 

Dans la section suivante s’ouvre le cycle de la vie du Christ, avec des scènes marquantes, comme La Résurrection de Pietro Lorenzetti (fresque détachée, 1336), remarquable à la fois par son réalisme et la simplicité des volumes, le Noli me tangere attribué à Benvenuto di Giovanni et son fils Girolamo di Benvenuto, élégant dans son chromatisme mais de moindre vigueur en raison de la faiblesse de la perspective. Un autre panneau attire l’attention, celui de Luca di Tommè, artiste peu connu, actif à Sienne de 1336 à 1389. Il représente Le Repas chez Simon et aligne au même niveau les quatre têtes des convives, manifestant par leur sérieux l’importance du moment, tous assis derrière une table sur laquelle sont placés divers objets nécessaires à la nourriture courante - couteaux, verres, cruche, salières - mais aussi un calice, du pain et deux poissons, symboles eucharistiques. L’horizontalité déjà soulignée par la table est accentuée par la position de Marie-Madeleine, courbée sur les pieds de Jésus et habillée d’une seyante robe rouge.

 

En troisième lieu est abordée la vie des saints à travers une série de quelques panneaux exceptionnels, réalisés au cours des XIVème et XVème siècles et qui donnent une vision tout à fait intéressante du répertoire iconographique siennois. On trouve aussi bien Saint Michel archange d’Andrea di Bartolo, à l’ample gamme chromatique, deux Saint Jérôme très expressifs, l’un assis dans son scriptorium, l’autre au désert, la mystique Sainte Catherine de Sienne présentée avec ses attributs traditionnels, Sainte Ursule sur un tableau-reliquaire doré et un étonnant Saint Antoine battu par les diables de Sassetta (1400-1450), artiste qui produisit entre autres le célèbre retable de Borgo San Sepolcro. Il s’agit d’un panneau de la prédelle du retable de la Corporation des lainiers qui l’avaient pris pour patron. Trois démons aux pieds fourchus et aux têtes cornues s’emparent de l’ermite, le jettent à terre, le battent à coup de masses. Les contrastes soulignent l’action dramatique de cet épisode qui se déroule le soir et à l’écart de tout signe de vie.

 

Le dernier axe, l’Ancien Testament, s’appuie sur trois œuvres dont une relate la confrontation entre Suzanne et les vieillards de Francesco di Giorgio Martini (vers 1460). Il reprend la scène fameuse tirée de la Bible mais lui donne une autre portée en la situant dans un décor encadré par une architecture antiquisante aux couleurs douces - des roses, des ocres, des bleus légers - au bord d’un bassin de marbre, entouré d’une haie épaisse d’un vert soutenu, servant de séparation entre la jeune femme et les hommes à la barbe blanche qui l’observent.

 

Rarement ou jamais exposés, les chefs d’œuvre rassemblés dans l’exposition qu’accompagne cet ouvrage montrent combien, en liant l’art courtois à l’art de la narration, les artistes siennois ont unis dignité et unité et ont fait descendre le divin, auparavant lointain et statique, jusqu’à l’humain. Chaque tableau est un récit en soi et devient un morceau de poésie visuelle.

 

Dominique Vergnon

 

Mario Scalini, Anna Maria Guiducci, Peinture de Sienne, ars narrandi dans l’Europe gothique, Bozar books-Silvana Editoriale, septembre 2014, 23x28 cm, 100 illustrations couleurs, 248 pages, 39 euros.

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