La guerre, une histoire de fronts

Page après page, l’attention est littéralement happée par l’absolu. L’absolu de l’horreur née de l’absurdité des hommes, l’absolu de la mort causée par la haine humaine, l’absolu de la désolation dont le recul du temps prouve l’aberration des stratégies. L’absolu par contrepoids de l’héroïsme, du dévouement jusqu’au sacrifice. Vies broyées, existences brisées, terres brûlées, maisons détruites d’une part, reconnaissance du don de soi pour la patrie, médailles et défilés d’autre part. Tout cela, pour quel gain final ? Au bout de la guerre comme au terme de l’abnégation, des croix, par milliers, dans les villages, dans les enclos des champs, sur les cénotaphes, des monuments qui deviennent la conséquence inévitable du « carnage mathématique qui est notre ordinaire quotidien depuis trois ans », selon les mots que Vallotton écrit en 1917 dans Le Cimetière militaire de Châlons. Félix Vallotton participe en effet en juin de cette année-là à une mission d’artistes aux armées et prend des croquis du front. Son témoignage est éloquent. Il a été présent sur le lieu même de ce qu’il relate, le front, côté français.

 

Quand il s’agit de la guerre, il convient de ne pas oublier que ce mot implique deux pans, deux versants d’une même agressivité et d’un unique illogisme. Le peintre allemand Karl Lotze fait lui aussi des croquis bouleversants, comme ce soldat allongé, nu, répandant son dernier sang, la poitrine éclatée par un éclat de grenade. Max Pechstein signe une poignante série de huit estampes expressionnistes qui relate divers épisodes, côté allemand. L’Anglais Eric Kennington, engagé volontaire, blessé en 1916, peintre officiel, décrit cette détresse sans limite des gazés, les yeux couverts de pansements, la bouche déformée par la douleur et le cri que l’on retient car juste prés de soi, un autre soldat est plus atteint encore. Pietro Morando, né à Alessandria en Italie, saisit sur une délicate aquarelle un tirailleur pris dans les barbelés, lamentable corps écartelé, comme une espèce d’araignée désarticulée et suspendue par des fils démoniaques. Stoica Dumitrescu, artiste roumain spécialisé dans les sujets militaires, rappelle comment se déroule un combat à la baïonnette. Son aquarelle délicate prouve qu’il n’y a pas de plus effroyable rencontre, visage ennemi contre visage ennemi. Adriano de Sousa Lopes est envoyé par les autorités portugaises pour « documenter artistiquement la participation » de son pays. Il compose Les Fusées éclairantes, eau-forte qui traduit la violence des moyens techniques au service de l’anéantissement de l’autre. Démarche identique sur le front russo-japonais où la guerre terrestre se transforme en combat naval. Avec d’autres approches, une sensibilité différente, la photographie n’est pas en reste. Elle rend compte de façon tout aussi dramatique des combats, des corps rompus, des maisons dont les murs de  briques ne sont qu’un tas informe, le poilu qui se protège dans les tranchées boueuses, des chevaux qui ne se signalent plus à la vue que par leurs quatre fers en l’air. Le petit carnet de croquis est remplacé par un Eastman Kodak que l’on met dans la poche. Les épreuves gélatino-argentiques conservent l’instant de l’explosion, la fraction de la durée qui fait éclater l’obus, la minute où l’assaut est lancé.  

 

Les gouvernements durant la Première guerre ont justifié par tous les moyens cette boucherie et ces appels à la conquête. Propagande, légitimation des actions entreprises dans la course aux armements, construction d’un «  discours visuel » à l’intention de l’opinion qui retire peu à peu sa confiance dans ces politiciens et ces chefs étoilés qui ne suivent le ligne des combats qu’avec le doigt sur les cartes, de loin, à l’abri. Pas tous, loin s’en faut et les officiers sont nombreux à mourir à la tête des régiments. Il faut rendre hommage à ces hommes de l’art qui ont conservé la trace de ces offensives mortelles. Sans eux, le temps, l’oubli, les excuses pour effacer la honte de chaque pays auraient aboli de la mémoire la réalité des conflits. Les correspondants de guerre ont accompli un travail remarquable, continu, au plus près des engagements, indispensable à l’information des populations. Edouard Vuillard, Maximilien Luce, Roger de La Fresnaye, Edouard Detaille, tant d’autres que l’on découvre ici, tous ces maîtres qui ont par ailleurs produits des tableaux de concorde mettent leur talent au service du souvenir.

 

Cet ouvrage représente une somme inégalée de documents, presque tous inédits, tous porteurs d’une densité d’émotion profonde. Il offre des perspectives nouvelles d’études et de compréhension des événements vécus au niveau même du combattant. Un livre très abouti,  auquel ont collaboré plus de vingt auteurs, dont il faut saluer la qualité, l’intérêt, l’originalité en cette année de commémoration de la guerre 1914-1918.

 

Dominique Vergnon

 

Wanda Romanowski (coordonation), Nadia El Mekkaoui et al., Vu du front, représenter la Grande Guerre, Somogy éditions d’art, 24,6x28 cm,376 pages, 450 illustrations, octobre 2014, 39 euros 

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