Degas, les relectures d’un maître

« La peinture, c'est très facile quand vous ne savez pas comment faire. Quand vous le savez, c'est très difficile ». Quelle vérité dans ces mots ! Ils traduisent autant l’humilité que l’assurance, ils impliquent l’apprentissage assidu, ils prouvent aussi que le regard critique est posé d’abord sur soi, ils sous-entendent enfin le refus de la banalité. Si Edgar Degas (1834-1917) dit cela, c’est qu’il sait de quoi il parle. Toute une vie de travail se déploie derrière ces merveilleux pastels de danseuses qui éclosent comme des feux d’artifice. Des essais sans cesse renouvelés aboutissent à ces portraits magistraux, des années ont été passées à chercher ces cadrages audacieux et à composer cette « peinture savante et simple pourtant, s’attachant aux poses les plus compliquées….aux effets les plus imprévus » selon ce qu’écrivait Huysmans. Des angles d’observation inhabituels, des effets de perspectives singuliers comme le montrent notamment, parmi d’autres cas, ce vertigineux Miss Lala au cirque Fernando, cette Salle de billard au Ménil-Hubert, une propriété située dans l’Orne appartenant à Paul Valpinçon (huile sur toile de 1892), tableau qui lui demande un travail considérable vu le peu d’espace dont il dispose (« Je me suis acharné », avoue-t-il), ou encore le célèbre Un bureau de coton à La Nouvelle Orléans (appelé aussi Comptoir des cotonniers à La Nouvelle Orléans), mise en scène savante et très soignée d’une douzaine d’hommes occupés par leurs affaires, sans doute l’œuvre maîtresse prêtée par le musée de Pau et accrochée au cœur de cette remarquable exposition. « La perspective parfaitement construite de l’espace donne une tenue à cette séquence particulière » écrit Alexander Eiling.

 

 

Conçu selon deux lignes d’études qui avancent à la fois en parallèle et se croisent, cet ouvrage met en lumière l’attachement de Degas à la tradition, son admiration pour les maîtres classiques et en même temps son ouverture à la modernité grâce à sa volonté constante d’expérimenter de nouvelles pistes. Tout en se tournant vers les Anciens dont il reprend les sujets qui se lisent en quelque sorte en filigrane dans les siens, Degas fait montre d’une incroyable capacité à en rénover le discours. A titre d’exemple, s’il s’inspire de la gravure de Rembrandt où l’on voit une jeune femme nue de dos allongée sur son lit, il élargit le propos en choisissant de modifier la pose, les contrastes, le cadrage, de sorte que le pastel Après le bain (Scottish National Gallery) confirme la source mais s’éloigne nettement du thème initial et que la photo exécutée quelques années plus tard, en 1896, reprend l’idée mais souligne davantage les courbes du dos jusqu’aux plis des omoplates (Nu s’essuyant, The J. Paul Getty Museum).

 

 

Dans un tout autre domaine, celui du cheval, Degas à nouveau accepte de prendre des leçons auprès de ceux qui ont le mieux saisi et magnifié les mouvements de l’animal, que ce soit Phidias, Paolo Uccello, Delacroix, Géricault et bien sûr Muybridge. Mais il en dévie largement, accroît à sa manière les allures, il stylise, il relit les textes pour réécrire des pages neuves. Déjà dans le tableau Alexandre et Bucéphale dont il tire l’histoire des « Vies Parallèles » de Plutarque, les études préparatoires montrent les recherches de l’artiste attiré par la rigueur antique à laquelle il ajoute sa propre vision de l’événement. Partant des gravures anglaises du XVIIIéme siècle, assez académiques et longtemps formatées selon des principes similaires, cette démarche se révèle encore plus évidente si l’on regarde le pastel de 1894 représentant un ensemble de jockeys portant des casaques aux tons vifs prêts à se lancer dans un steeple-chase, non sur un champ de course ordinaire, mais dans un somptueux décor de collines.

 

Degas, à la différence des Impressionnistes, sort peu en plein air pour peindre. Ses tableaux en extérieur sont généralement plus imaginaires que réels. Il a pourtant accompli des vues d’une grande délicatesse où les distances se diluent en teintes harmonieuses jusqu’à l’horizon, en suivant une succession de plans bien agencés, comme le prouvent ces vues exécutées durant son séjour italien, dont celle du château Sant’Elmo, à Capodimonte, grandiose forteresse médiévale dressée au-dessus de la plaine (huile sur papier de 1856). Certains paysages ne sont pas sans évoquer Corot lorsque celui-ci peignait dans la campagne romaine. Une identique harmonie règne sur une petite œuvre que Degas fait quand il est sur la côte normande, à Cabourg.

 

Mais sans aucun doute son immense talent se manifeste dans le portrait. Ingres l’influence directement. Le beau visage de Joséphine Gaujelin par Degas est à rapprocher de celui d’Adèle Maizony de Lauréal, également ravissant, que signe Ingres en 1813. Les traits rendent par leur finesse et leur justesse les vérités respectives des deux tempéraments.

 

En proposant par l’intermédiaire d’œuvres de Mantegna, Antoine van Dyck, Poussin, Courbet, Botticelli, des comparaisons opportunes, ces pages veulent démontrer comment Degas intègre et actualise. Comme le rappelle l’auteur, la force de Degas « repose sur la transformation d’œuvres classiques et sur sa capacité à se les réapproprier de manière créative ». Fil conducteur de l’exposition, davantage que la recherche au demeurant captivante des emprunts et des copies, ce sont les rapports de Degas aux peintres anciens qui sont intéressants. Il se confronte à eux, il n’est ni inférieur ni supérieur, ses extraordinaires aptitudes de pur créateur le mettent tour à tour à leurs côtés et ailleurs, dans sa sphère personnelle, unique et inégalée. « De Sparte à Paris », des frises du Parthénon aux tribunes de Longchamp, de la famille Bellelli aux petits rats de l’Opéra, on suit le parcours d’un génie universel retracé avec brio au Musée des beaux-arts de Karlsruhe. Une double relecture en somme, abondamment illustrée. 

 

 

Dominique Vergnon

 

 

Alexander Eiling, Degas, Klassic und experiment (Degas, classicisme et expérimentation), Hirmer, 23,5x30 cm, 298 pages, novembre 2014, 45 euros (tiré à part en français)  

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