Gauguin, la beauté au bout de l’exil

Quand il meurt le 8 mai 1903, Gauguin, roi indompté et conteur sauvage, ne règne plus que sur sa case-atelier d’Atuona, ancrée sur une des petites îles de l’archipel des Marquises, à environ 1400 km de Tahiti. Il s’est définitivement libéré « des entraves de la vraisemblance » qui l’attachaient encore aux réalités du monde. Il est épuisé physiquement par la maladie et par l’alcool. Jamais il n’a été aussi sensible aux beautés de la nature qui l’entoure. Paradoxe, alors qu’il pourrait choisir des teintes sombres et des formes de cauchemars, il trace des contours souples, il distribue les sourires, il habile les jeunes femmes de paréos sensuels, il emploie des tons clairs, presque joyeux, soyeux, lumineux, de l’ocre, du vert, du rouge, des gammes nuancées de bleu comme celui des vagues écumantes de Baigneurs. Il y a bien cette apparition inquiétante derrière ces jeunes visages (Contes Barbares) mais partout croît dans la démesure la flore tropicale. Il exprime le bonheur d’exister alors que la mort longtemps moquée s’approche lentement et frappe à la porte de la « Maison du jouir ». Il lui fait face jusqu’au dernier moment par un regain de travail, notamment d’écriture. Il a trouvé un ultime aplomb sans cesse compromis entre les forces destructrices et les forces créatrices évoquées par Victor Ségalen qui écrit que « la mort attendue, parfois désirée, parfois invitée de très près, conviée au festin du suicide et qui se dérobe... puis est là. Ce fatum du drame agonique donne à tout le drame ses puissantes couleurs et sa devise ».

 

Rarement au cours des années précédentes Gauguin n’a utilisé des couleurs aussi vigoureuses et aussi davantage contrôlées par sa sensibilité, ce qui en atténue les violences. Les alliances de tons sont stupéfiantes. Dans une lettre adressée à George-Daniel de Monfreid, l’ami si proche, le pasteur Paul Vernier qui a soigné Gauguin évoque ces derniers tableaux qui traduisent la nature inviolée baignée de soleil.  Incroyable opposition entre ce corps qui souffre et cet esprit qui crée. Deux ans auparavant, il consignait : « Je suis de plus en plus heureux de ma détermination et je vous assure qu'au point de vue de la peinture, c'est admirable [...] Ici la poésie se dégage toute seule et il suffit de se laisser aller au rêve en peignant pour la suggérer ».

 

Parmi tous les tableaux qu’il peint alors, certains offrent à la fois un dosage prodigieux d’harmonies et des extravagances chromatiques qui frappent  la mémoire, comme Femmes et Cheval blanc où la végétation luxuriante s’étage de la plaine jusqu’aux contreforts des montagnes qui bordent Hiva Hoa. Ces fulgurances apparaissent encore plus fascinantes sur la célèbre toile Cavaliers sur la plage, vaste étendue de corail rose que barre à l’oblique, aux trois quarts de la perspective, la houle émeraude et outremer du Pacifique qui vient se briser sur le rivage au long duquel s’élancent les montures chevauchées par un groupe de jeunes Maori. Visions répétées de la vie primitive, ce que le rebelle qui vit toujours en lui aime par-dessus tout. Au point de transfigurer non seulement sa solitude mais le décor lui-même en un univers idyllique et artificiel. Les plages sont en effet dans la réalité grises voire noires, en raison du sable de provenance volcanique.     

 

Les départs pour la Bretagne préfigurent les appareillages pour le Pacifique. Ici comme là, Gauguin rompt ses engagements, familiaux entre autres, au profit de coalitions avec les illusions d’un paradis de loin idéalisé. Il rompt surtout avec les protocoles picturaux traditionnels. Fini la vibration des touches impressionnistes, il élabore une nouvelle manière qui révolutionne les habitudes et dont de nombreux artistes à venir vont s’inspirer. Selon lui, il faut dépasser la fidélité de la transcription de l’émotion intérieure par son traitement décalé qui la rend plus vive. Aplats cloisonnés, absence de profondeur, synthétisme, intensité osée des volumes, à Pont-Aven Gauguin impose à tous sa vision.     

 

Dans son introduction à ce magnifique ouvrage, Martin Schwander, démontrant ainsi ce désir voulu par Gauguin d’arriver à un art total, rappelle les mots d’Octave Mirbeau, si appropriés : « Il y a dans cette œuvre un mélange inquiétant et savoureux de splendeur barbare, de liturgie catholique, de rêverie hindoue, d’imagerie gothique, de symbolisme obscur et subtil ; il y a des réalités âpres et des vols éperdus de poésie, par où M. Gauguin crée un art absolument personnel et tout nouveau… ». Partir vers les horizons des antipodes équivalait pour lui à partir au plus loin de soi-même. Le toast que porte Stéphane Mallarmé à son ami peintre, au moment de son départ pour Tahiti en 1891 dans le cadre d’une mission pratiquement officielle puisqu’il a l’accord écrit du ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, se révèle curieusement « prophétique ». En levant l’ancre quelques années plus tard pour la destination finale, Gauguin se retrouve seul face à lui-même. Dans le dénuement comme dans l’abondance, les questions les plus radicales ne peuvent manquer de se lever à l’intime de son être.

 

D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? Comment présenter autrement que sur trois grandes pages une œuvre aussi magistrale que cette huile sur toile réalisée en 1897/1898 et qui appartient au musée de Boston? Faute de quoi ce serait en réduire tristement la portée. Elle est donc avec raison placé comme au centre de ce livre par ailleurs superbement illustré. De même, au cœur de l’exposition qui rassemble cinquante toiles aussi somptueuses les unes que les autres, autant chef d’œuvre libre que manifeste réfléchi, se déploie comme une fresque l’immense discours pictural par lequel Gauguin au-delà de lui-même pose ces questions essentielles parce qu’existentielles. « J’ai voulu avant de mourir peindre une grande toile que j’avais en tête…j’ai travaillé jour et nuit dans une fièvre inouïe…J’y ai mis là toute mon énergie, une telle passion douloureuse». Aux âges de la vie qui se succèdent correspondent dans un parallèle subtilement composé un choix de thèmes allégoriques ou symboliques, humains et animaliers, qui sont comme le résumé de son propos artistique et le testament délibérément laissé à la postérité.

 

Sur un ample fond bleu où ondulent des branches, une séquence de personnages et d’animaux rythme le cycle de l’humanité, de la naissance à la vieillesse. Des femmes assises équilibrent l’homme debout les bras levés vers un fruit et qui partage presque en deux parties égales ce qui est un instant de repos, de silence et d’intimité au sein du monde. Ce tableau est, souligne justement Raphaël Bouvier, la somme de son œuvre. Une œuvre qui ne cesse de séduire et d’interroger. De la Bretagne à Tahiti, parti « chercher l’inspiration dans les paysages ruraux et exotiques…auprès de populations restées à l’écart de la vie moderne et dans les vestiges des traditions et des cultures anciennes », Gauguin réussit à « défricher dans son art des territoires inexplorés et à les traduire dans un langage visuel inédit ». En rapprochant les tableaux peints en Bretagne et ceux peints en Polynésie, c’est prendre un compas et planter les deux pointes au début et au terme d’un parcours où se rencontrent les deux faces d’un homme totalement unique, hors normes, tour à tour rédempteur et martyr. Les deux autoportraits, l’un au début, l’autre à la fin, sont les repères de ce voyage et témoignent de l’authenticité de son accomplissement.

 

Dominique Vergnon

 

Raphaël Bouvier, Martin Schwander, Paul Gauguin, Fondation Beyeler, 230 pages, 145 illustrations, 28 x31,6 cm, février 2015, 68 euros.   

 

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