Poussin, entre le profane et le sacré

Le 27 septembre 1994, à la page de la rubrique La vie des arts du Figaro, la question est posée en gros titres : « Poussin, païen ou chrétien ? ». Cet article constitue une pièce de référence dans le débat toujours actuel qui anime et aimante les réflexions et les recherches des connaisseurs et aussi des amateurs de Poussin. Question exigeante, sans réponse facile et définitive donc, que cet ouvrage d’une haute érudition des textes aborde et explore avec à l’appui un choix tout aussi élevé en qualité d’illustrations. En couverture de cet épais volume, un détail du tableau Le Printemps ou Le Paradis terrestre, huile sur toile appartenant au cycle des Quatre Saisons, exécuté entre 1660 et 1664, ouvre en quelque sorte cette ample étude. On y voit Adam et Eve entourés d’une végétation luxuriante aux différents tons de vert, réunis sous un pommier en direction duquel Eve tend le bras, montrant à son compagnon la beauté des fruits. Dans le haut du tableau à gauche, comme posé sur un nuage, vêtu de blanc, un dieu créateur lui aussi tend le bras et la main, dans une attitude qui semble dire attention à que vous allez faire ! La nature est un cadre idéal, propice au bonheur des sens. Ce tableau de ce « metteur en scène le plus éloquent » qui soit dans la peinture française, comme disait Millet, place l’être au sein de sa félicité dont il peut user voire abuser et le relie à sa finalité dont il est supposé mesurer le poids d’éternité. On retrouve une posture similaire chez un messager de Yahvé cette fois, dans le Paysage avec Agar et l’ange. Cette attitude de l’ange qui oriente en montrant le chemin à suivre et se déplace dans l’air au-dessus de la sainte Famille s’observe aussi dans La Fuite en Egypte, de 1657. Dans ce tableau où les contrastes sont saisissants de puissance, en haut à droite, à la cime d’un immense rocher, un aigle lutte avec un serpent, symbole du Christ et de Satan s’opposant. « Le thème de l’élection et de la grâce divine, mais aussi celui des jeux de la fortune et du hasard traversent tout le 17e siècle. Ils marquent en profondeur l’œuvre de Poussin, qui aborde dans les années 1630 des thèmes où le christianisme rejoint la philosophie néo-stoïcienne. Au-delà d’une simple scène biblique, La Fuite en Egypte révèle sans doute une méditation sur le destin et le salut de l’homme*».

 

L’œuvre de Nicolas Poussin (1594-1665) ancrée sur la mythologie autant que sur l’histoire sainte, repose sur une dualité d’humanité et de spiritualité, une coexistence du paganisme et de la religion, une simultanéité d’incrédulité et de foi. Les héros et les saints qui interviennent dans les événements les vivent dans une nature idéale et des paysages idylliques. Vénus, Narcisse, Hercule, Jupiter d’un côté, Moïse qui revient jusqu’à « l’obsession chez Poussin », saint Jean, saint François Xavier, le Christ de l’autre, tous sont les interprètes des méditations et des savoirs de Poussin, les acteurs qu’il anime en renouvelant sans cesse tous les éléments - majesté, équilibre, harmonie, rythme, couleurs, dessin - qui assurent à ses tableaux ces sommets de perfection et un sentiment profond d’achèvement. Il y a comme une interpénétration de tous ces critères dans son travail ; il y aussi un croisement régulier des thèmes essentiels. Quand il conclut ses émouvantes scènes religieuses, sans rupture « Poussin renoue avec le paysage et le mythe païen. Mythe qu’il a toujours pensé dans une étroite continuité avec la fable chrétienne, fidèle en cela à une longue tradition syncrétique à l’honneur dans les milieux jésuites et antiquaires romains : peu d’épisodes bibliques où le peintre chrétien n’ait cherché à introduire quelque antique formule du pathos et point de motif mythologique propre à prophétiser un événement de l’Ecriture sainte sans qu’il ait trouvé le moyen d’y faire allusion ».

 

Concernant Moïse, on peut s’interroger en effet sur sa présence si fréquente. Il est le prophète qui préfigure le Christ et les parallèles sont nombreux entre eux, comme étant l’un et l’autre signes divins, intercesseurs, médiateurs, chargés de missions surnaturelles, persécutés l’un comme l’autre. Poussin a traité presque tous les épisodes de la vie de Moïse, considéré au XVIIème siècle comme le « dépositaire des mystères des deux traditions, profane et chrétienne ». A nouveau, les tableaux qui traitent du thème joignent les notions de grâce et de hasard, de Providence et de Fortune. Parmi les épisodes de la vie de Moïse, celui au cours duquel il est sauvé des eaux semble un des favoris de l’artiste qui le peint à quatre reprises. La composition du tableau qui est à Oxford (Ashmolean Museum) est une des plus sublimes qui soient, pour la dignité des personnages, pour la prodigieuse succession d’édifices qui construisent la ville au second plan, pour la douceur de l’éclairage venu d’une trouée claire du ciel mais qui n’empêche pas la pénombre de s’étendre sous les arbres, comme si elle accompagnait le drame qui se déroule. Comme dans Les Israélites recueillant la manne au désert, un autre des chefs d’œuvre du maître, où Moïse, chef imposant au centre de la toile montre le ciel, dans L’Ordre, le Christ est lui aussi vêtu d’un long manteau vermillon, domine les apôtres et indique le ciel. Il est debout devant Pierre qui reçoit les clés du royaume.

 

Quand il peint ce temps suspendu à leurs regards de la rencontre entre Eliézer et Rebecca, Poussin à nouveau aborde la question du destin et de la décision supérieure qui le gouverne, à l’insu de l’être lui-même. Il réfléchit et invite chacun à sa suite, à penser à cet insoluble problème du double jeu du hasard et de la nécessité dans l’existence, de la place de la liberté humaine et de l’inflexibilité de la destinée, soumise à des décrets aux origines inconnues, balancement fragile et immuable de la vie et de la mort. Entre les nymphes et les vierges, Ovide et les Evangiles, Poussin s’affirme aussi artiste qu’il se révèle philosophe. Ces pages offrent sur cette confrontation sans âge des perspectives immenses et passionnantes et accompagnent la magnifique exposition du Louvre.

 

Dominique Vergnon

 

Nicolas Milovanovic, Mickaël Szanto, Poussin et Dieu, Hazan-Louvre éditions, 25x29 cm, 488 pages, 300 illustrations, avril 2015, 45 euros.    

 

* cf communiqué de presse de l’exposition du tableau au musée des Beaux-arts de Lyon en 2008 

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