Fragonard, les plaisirs de l’esprit

Tout son génie - cette gaieté, cette chaleur, cette légèreté, les parfums qui se voient avant de se respirer et sans doute l’espièglerie qui parcourent ses toiles - lui vient selon les auteurs de ce petit ouvrage, qui paraît opportunément au moment où va s’ouvrir l’exposition sur « Fragonard amoureux », de son lieu de naissance. Une origine qui explique le tempérament et la palette de Fragonard, né à Grasse donc, cette cité dont le nom peut s’écrire d’une autre manière, alliant  la séduction à la faveur, le charme discret à « la bénédiction d’un ciel méridional ». Ce caractère heureux de notre homme se reporte sur ses tableaux qui interceptent les clartés et les nuances de la lumière et les apposent sur la toile, filtrées par les sentiments et captées par le talent. Au bonheur de vivre répondent pourtant les douleurs de l’existence. Jean-Honoré Fragonard (1732-1806), celui qui peint les jeux coquins que le hasard organise, les parcs et les îles, la musique, les surprises de l’amour agréé et les joies du plaisir promis, n’échappe pas au temps qui emporte les désirs et n’est pas exempté d’éprouver de la tristesse. Resté enfant unique après le décès de son frère, il perd sa fille dans la fleur de l’âge, il est expulsé du Louvre, beaucoup de sa fortune lui est enlevé. Dans La fête à Saint Cloud, le spectacle qui se déroule au milieu des rires et des frivolités se double d’un autre dont les indices disséminés ici et là rappellent que le vent qui agite les hauts arbres apporte aussi des nuages sombres. « C'est une lumière où semblent mourir toutes les fleurs que sèment les Cupidons, où paraissent brûler toutes les flammes que secouent leurs torches. La Vénus souriante et blanche de la gaze chiffonnée autour d'elle, les chairs d'enfants des petits dieux, les nuages colorés comme du feu des trépieds, tout avance suspendu dans une fumée radieuse… La scène change et ce n'est plus Le songe d’amour, mais c'est encore la nuit, une nuit de mystère d'orage, pesant sur des arbres noirs et des massifs aux parfums lourds ».

 

Comme la plume magicienne et avisée d’Edmond et Jules de Goncourt sait conter ce que l’œil perçoit et l’âme ressent ! Elle commente comme on ne saurait mieux le faire les œuvres du peintre qui attirent n’importe quelle attention sensible, n’importe quel esprit affiné, n’importe quel cœur délicat. Un guerrier, un berger, une nymphe, de colin-maillard à l’escarpolette, la paix apparente des sens voile les émois des corps. La femme célébrée par des hommages insinuants et des combats galants, des connivences plus insistantes qu’insolentes, jamais artiste n’a mieux rendu « le lit et tous les secrets qu'il a de la femme, la chemise et ses indiscrétions, les effarements du réveil, les culbutes des courtes-pointes, la surprise qui renverse les têtes, les cache derrière le charmant mouvement du bras levé, les peurs qui courent à demi nues, ce premier sursaut de si jolie impudeur mettant sur pied une chambrée de femmes, le vent qui joue, le linge qui fuit, un visage qui se voile, un dos qui se montre tout du long », comme les Goncourt « touchent cela » !

 

La lecture de ces pages réjouit à plus d’un titre, le premier étant que la langue dans laquelle elles sont écrites est à la fois précise et descriptive, bondissante, directe, fine et hardie. Les Goncourt savent où placer les qualificatifs justes, qui donnent à voir. Par endroits des préciosités de l’époque que la spontanéité efface vite. Le second est que ce style, convient dans le cas présent parfaitement à sa finalité, qui est de montrer de l’intérieur la vie et le travail de Fragonard. Ces pages entrent dans les tableaux, nous invitent à leur suite à nous y promener, à les voir dans la finesse et la politesse de leur siècle. « Poussée, presque soulevée et détachée de terre par de petits amours qui s'essayent à la porter et jouent dans la transparence de ces voiles, une femme s'avance entre deux rayons, deux rampes de jour montant devant elle, et sur lesquelles tremblent des vols d'amours dans des immobilités frémissantes. Elle sourit, elle faiblit et, comme accablée sous la caresse de la lumière, elle laisse échapper une rose à laquelle un génie ailé met le feu avec sa torche : c'est Le sacrifice de la rose ».

 

Auprès de Chardin, de Boucher, d’Hubert Robert, Fragonard découvre, apprend, voyage. Il est devant les cascatelles de Tivoli, il écoute les muses, il fait le portrait de l’abbé de Saint-Non, il associe Tiepolo à Frans Hals, il pratique assidûment le dessin qui « est le journal de son imagination », il ne cherche pas à le faire mais avec habileté il communique pour reprendre cette expression passe partout qui n’a pas cours dans sa tête. En un mot, il a l’intelligence de son siècle. Les Goncourt ont celle de l’avoir compris et de savoir l’écrire. Moins de cent pages merveilleusement rédigées, chacune un enchantement qui dure.    

 

Dominique Vergnon

 

Edmond et Jules de Goncourt, Fragonard, Les Editions de Paris-Marc Chaleil, 88 pages, 15x23 cm, août 2015, 14 euro

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