Nicolas de Staël, peindre des cathédrales

Une existence entre les abîmes, avançant sur le fil coupant et fragile des jours qui flamboient et brûlent, partant pour un voyage entre les rivages contradictoires de la joie la plus vive et de la tristesse la plus aiguë, pour un parcours de liberté et de captivité en soi-même. L’ardeur qui crépite et le bonheur qui se consume. « Voilà, René, j’arrive au bout, un peu sur le tranchant des nerfs ». La correspondance qu’il a avec René Char est révélatrice. Le poète lui écrit en avril 1952 : «  Ton tableau a l’odeur d’un bouquet d’étoiles de chaleur. Tout s’y passe dedans comme le cœur et l’exigence, la difficulté de notre esprit et la simplicité de notre sensibilité ardemment le demandent ». D’un côté la matière qui appelle la terre, de l’autre l’esprit qui aspire vers le ciel. On ne saurait sans perdre l’essence des deux réduire l’homme à son œuvre et celle-ci à son auteur. Ils se dépassent l’un l’autre, il l’engendre en permanence, elle le fait renaître sans cesse. Entre tous ces points extrêmes, un parcours de lumière, un trait de feu, des étincelles dans un firmament nocturne. Alors que d’autres promesses seraient à venir, la mort survient qui les annule. Exilé et orphelin jeune, Staël va vers des villes étapes pourrait-on dire, progresse dans ce cheminement de soi - Bruxelles, Paris, Madrid, Marrakech, Sousse, Palerme, Ménerbes, Antibes - où il se forme, découvre d’autres mondes, noue des amitiés et partage des rencontres - Magnelli, Braque - qui ont du poids, où il travaille sans relâche, où son existence s’achève. Le génie de Nicolas de Staël se forge autour de ces signes et se façonne avec ces références. Tout sera dépassé peu à peu. Lecteur avide, écrivain talentueux, son style est le miroir même de sa nature, généreuse, émouvante, sensible, né en lui au profond de son cœur comme le sont ses tableaux. « Sa correspondance est en quelque sorte en avance sur son travail pictural ». Un mot s’impose, qui allie à la fois la lumière et le feu, la vitesse et l’imprévisible, la puissance et l’éphémère : fulgurance.

 

 

Une haute stature, une belle prestance, cette allure de seigneur qui s’arrogerait le droit d’être rebelle malgré lui, l’impatience d’une vie-odyssée, la création pure et par excellence, l’énergie concentrée qui soudain se déploie, l’indépendance qui refuse les limites, des toiles où circulent les fluidités autant que les rigidités, la vie et l’œuvre de Nicolas de Staël s’approchent au pas de l'estime, de l’amitié. Il importe pour la déchiffrer de se laisser gagner, emporter, envahir si l’on peut dire, irradier. Partout, toujours, cette « forme absolue et l’informe absolu….un équilibre que seule la masse perçoit dans son volume » pour reprendre ses termes (lettre à Jacques Dubourg, juin 1952). Voir avec le regard qui comprend et pénètre cet univers de couleurs denses, de structures et d’acropoles qui se recoupent, de rythmes qui s’accélèrent, de surfaces travaillées dans l’épaisseur, de passion qui se projette dans l’atelier « où Staël était avec son silence ». Suivre ces allers de l’abstrait vers le concret et ces retours où les facteurs s’inversent.

 

 

 « Le Maroc a été l’embrasement de sa vision » note sa fille Anne. De ces paysages méditerranéens qu’il aime et lui offre leur chaleur et leur âpreté, il retranscrit les architectures immenses et solides. Les tons purs posés en blocs s’unissent sur la toile comme là-bas à l’horizon. Avec lui la réalité apparaît présente et absente, transformée, sublimée. « Pour moi l’instinct est de perfection inconsciente et mes tableaux vivent d’imperfection consciente ». Autre ton, en 1952, il peint deux œuvres bien connues, Parc des Princes et Footballeurs, qui jouent sur les bleus et les rouges, accusent la vitalité et l’adresse, traduisent l’ambiance sportive.

 

 

Peindre contre le temps qui avance, contre l’obstacle, contre la monotonie, contre soi. « Toute ma vie, j’ai eu besoin de penser peinture, de voir des tableaux, de faire de la peinture pour m’aider à vivre, me libérer de toutes mes impressions, de toutes les sensations, de toutes les inquiétudes auxquelles je n’ai trouvé d’autre issue que la peinture ». Taillé pour la légende ! Sur ces justes mots s’ouvre cet ouvrage à tous égards hors des normes courantes, par sa taille déjà, par la qualité des reproductions, par les photos nouvelles, par la découverte de croquis rares, par le regard qui approfondit l’œuvre et son balancement entre abstraction et figuration et la resitue dans son contexte, par les mises en perspectives de cette décennie glorieuse et tragique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale qui correspond à sa période la plus féconde et la plus puissante, par l’enrichissement d’une fortune critique, par l’évidence si fondée qui est de récuser le terme banal consistant à juger cette œuvre inclassable, ce qui n’a pas de sens, le propre de chaque créateur étant d’être le plus possible suffisamment original pour échapper aux classements et déjouer ainsi les catégories. Chapitre après chapitre, toile après toile, le lecteur entre lentement dans cette intensité humaine et dans la démarche créatrice d’un artiste porteur d’une exceptionnelle expressivité personnelle. « Le tableau une fois terminé, j’avais l’impression que mon père avait construit des cathédrales » dit encore sa fille. Des termes qui élèvent. Avec ce livre, c’est dans de tels édifices que l’on est introduit.   

 

 

Dominique Vergnon  

 

 

Guitemie Maldonado, Nicolas de Staël, Citadelles et Mazenod, 320 pages, 320 illustrations, 29x42 cm, septembre 2015, 235 euros.

 

 

 

 

 

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