Le cantique à la création de Jean Lurçat

Peintre formé à l’Académie Colarossi et dans l’atelier du graveur Bernard Naudin, lié à Elie Faure et surtout à Rainer Maria Rilke, l’immortel auteur des Elégies de Duino, Jean Lurçat (1892-1966) confiait un jour qu’il se sentait à l’étroit devant le chevalet. Il préférait ce qu’il nomme le monumental. La tapisserie dont il va être un des principaux artisans du renouveau après la Première guerre lui permet d’exprimer toute la plénitude poétique et la maturité plastique qu’il porte en lui. 



En 1938, il découvre à Angers la célèbre tapisserie de L’Apocalypse, commandée vers 1375 et destinée à Louis 1er, duc d’Anjou. Son émotion est grande devant cette œuvre « aussi impressionnante par le gigantisme de sa taille que par l’économie de sa palette, d’une grande austérité et d’une prodigieuse efficacité ». Unissant dans un somptueux déploiement de personnages et de bêtes un univers de terreur et d’espoir, cette narration à la fois merveilleuse et troublante possède à ses yeux une valeur particulière, en ce sens qu’elle rejoint le propos auquel il va consacrer une longue part de sa vie et qui dans une autre dimension également prophétique, relate les peurs et les espérances contemporaines.

 

« Le premier titre de ce Chant du Monde, c'était « La joie de vivre ». Je n'ai pas tardé à me convaincre que la vie, pour qui tente de vivre droit, c'est chose sucrée et salée, douce et amère, convulsive et sereine » dit Lurçat lui-même, comme pour insister sur ces dualités qui brodent toutes les existences humaines. A son tour, il va créer une « épopée tissée » où les horreurs de notre époque, essentiellement centrées sur les guerres et la bombe atomique, côtoient les extraordinaires réussites dues au progrès et à l’intelligence des hommes, comme la conquête intersidérale, matérialisée par le Spoutnik. De même que l’eau et le feu, le bien et le mal, la vie et la mort, ainsi se mêle au long de ces dix strophes dont la puissance visuelle n’est en rien inférieure à celle de la tenture médiévale, « le miel et le fiel », deux mots auxquels Lurçat confèrent une portée particulièrement évocatrice. Aux ruines et aux massacres qui imposent sur fond noir la violence de leurs visions, répondent dans une danse féerique les étoiles et les papillons. « Tout art devient religieux qui a pour souci de relier les mondes ».

 

Si les poèmes de Rainer Maria Rilke, la musique de Saint-Saëns pour Le Grand Charnier et le bestiaire fabuleux de LApocalypse l’inspirent, c’est avant tout en lui-même que Lurçat trouve les sources de son travail créateur. La pierre, la nature, le végétal portent en eux un lyrisme qu’il reporte sur la tapisserie murale, qui se convertit en un chant. Elle est faite pour accueillir « nos amitiés terrestres » et réchauffer ce qui est minéral. Chaque signe, chaque animal, chaque symbole qu’il emploie devient une pleine « charge de couleurs ». Soleil, terre, auréoles de gloire, pôles, couronnes, lune, « une fois que j’ai tracé mon cercle, j’ai soudain l’impression que je manie le monde ». Il aime la matière, cette laine « rugueuse, campagnarde ». A Aubusson, avec François Tabard, chef d’atelier, il redonne à la tapisserie une « rusticité » qu’elle avait quelque peu perdue auparavant. Le point de tissage est « robuste ». La gamme des teintes est réduite. Pour bien suivre celles du carton tel que les veut le peintre, elles reçoivent des numéros correspondants que suit aisément le lissier. 

 

Permettant grâce aux doubles pages de voir dans leur ampleur épique et cosmique les dix panneaux qui emmènent le regard de la destruction à la renaissance des existences, dans un long message de confiance et d’allégresse, ce livre est à son tour un cantique d’hommages rendus à l’artiste. « Une œuvre d'art, en effet, qu'on se l'avoue ou qu'on refuse d'en convenir, c'est un colloque ». Ce livre invite le lecteur à la fois à engager ce dialogue avec une œuvre saisissante par sa force et hors des normes habituelles et à suivre en parallèle la genèse d’une pensée féconde. On entre dans une symphonie, dans une autre réalité verticale, on perçoit à travers les fleurs et les éclairs l’histoire commune, cette histoire qui « est la table des matières des erreurs de l’homme». C’est, en commentant les phases de l’élaboration de ce chef d’œuvre, « un geste, un chant d’optimisme et de confiance en l’Homme » qu’offre ce texte.

 

Dominique Vergnon

 

Gérard Denizeau, Jean Lurçat, Le Chant du Monde, Somogy éditions d’art, 168 pages, 100 illustrations, 8 dépliants, 22x28 cm, janvier 2016, 39 euros. 

 

 

 

  

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