Au carrefour des continents

 

Il y a dix ans, le 23 juin 2006, Jacques Chirac inaugurait le musée du quai Branly, vaste et singulière structure conçue et construite par Jean Nouvel, qui avait reçu en 2008 le prestigieux prix Pritzker d'architecture. Aisément reconnaissable, la longue façade où se mêlent bois, verre, acier et végétation, est en soi une révélation en raison de son esthétique particulière, ambitieuse, résolument novatrice. Critiqué, apprécié, quoi qu’il en soit de son style, le bâtiment appartient dorénavant au paysage parisien. Si l’extérieur peut susciter les controverses, en revanche la qualité des parcours intérieurs est unanimement reconnue.

 

Le fonds du nouveau musée, qui s’enrichit régulièrement, provient pour une bonne partie des collections du Musée de l’homme et du Musée national des arts d’Afrique et d’Océanie, situé au Palais de la Porte Dorée, chef d’œuvre de l’architecture Art déco des années trente. Environ 300 000 œuvres provenant d’Afrique, d’Océanie, d’Asie et des deux Amériques sont réunies dans ce lieu d’exception qui se trouve ainsi au carrefour de tous les continents et devient comme un miroir des civilisations premières du monde. En permanence, sont présentées au public environ 3 500 pièces, aussi originales et intéressantes les unes que les autres. De la paire d’échasses des îles Marquises au large collier d’apparat en perles de coquillage ayant appartenu à un guerrier Naga vivant sur les collines de l’Himalaya en passant par une cloche de divination du royaume du Danhomè, un masque de Pascola porté par un danseur mexicain, une coupe talismanique dont l’intérieur est gravé de versets coraniques, c’est bien en effet la richesse inventive, les croyances, les savoirs, les pouvoirs, les cultes, les rites et les talents des hommes du monde entier qui se rencontrent ici. La curiosité, l’admiration, mais aussi l’émotion accompagnent le visiteur, confronté à ces objets venus d’un ailleurs insoupçonné et inattendu, en raison de la plastique, l’agencement, la suggestivité et les matériaux qui les animent, en gardant à ce mot à sa racine d’anima, le souffle, la vie. Le spectateur qui déambule dans le musée se trouve d’une certaine manière devant les origines de sa propre histoire. Le désir d’esthétique, qui est toujours le sien aujourd’hui, ressent face à ces masques, ces tapis, ces boucliers, ces vases, ces reliquaires, ces ornements, une nouvelle satisfaction du regard. La curiosité y perçoit des questions, l’intelligence y trouve des réponses. On pense à ces masques grebo dont Picasso avait deux exemplaires dans son atelier, à ces statuettes cérémonielles qui émerveillaient les surréalistes par leur modernité, à André Breton qui posséda ce masque Inuit Yupik, aux phrases d’Apollinaire défendant avec ardeur ces arts dits « sauvages », à Claude Lévi-Strauss et l’évidence de l’existence humaine apportée par ces œuvres, à Octavio Paz évoquant « cette éternité de l’œuvre primitive ». Il y a de plus une transmission qui s’est faite et une rencontre des connaissances qui s’additionnent dans ce parcours.  

 

Stéphane Martin, le président du musée, estime que  « le public doit se fabriquer lui-même sa propre visite ». Certes, et ses rêves tout autant de découvertes et ses attraits pour le voyage au-delà de son horizon proche. La liberté est un guide agréable mais pour qu’elle soit satisfaite et entière, cette exploration nécessite quand même des repères, une espèce de cartographie qui aide à comprendre les raisons d’être de ces pièces, leurs provenances, leur sens réel, leurs liens avec des sociétés, des clans, des tribus, des ethnies anciennes, cette tradition souvent sans écriture mais qui par-dessus tout renvoie aux sources de l’humanité et replace la culture occidentale, si grande et féconde soit-elle, à son juste niveau. En passant par ces formes tantôt extraordinaires, tantôt simples, en comparant les matières qui vont du coton de la robe de bédouine au bronze à l’effigie des divinités Bastar, du cuir des figurines du théâtre d’ombres indien aux plumes des fêtes amazoniennes, ce sont les identités des peuples qui défilent, se croisent, se distinguent, s’annoncent. Le collier ciselé de l’orfèvrerie andalouse est-il finalement très éloigné de ce regard de nacre du héros légendaire Aitl ? Le sacré s’unit à la danse, Cook rejoint Braque. Cette communauté de pure créativité traverse les siècles et les contrées, elle s’aimante sur les fêtes et les quêtes que les femmes et les hommes partout imaginent et recherchent, sur la nécessité des coutumes, sur le besoin des parures, sur les exigences de beauté.   

 

L’ouvrage publié pour ce dixième anniversaire, intégrant la série des « Encyclopédies du voyage », est une invitation à entrer dans un espace où, selon le souhait de Jacques Chirac, dialoguent les témoignages les plus étonnants de l’art premier, sachant que selon l’expression du marchand d’art Jacques Kerchache, « les chefs-d’œuvre naissent libres et égaux ». Ces pages deviennent de ce fait un outil commode et clair permettant de suivre ces dialogues, de les entendre plutôt, à travers des textes et des photos, des plans et des cartes. Ce sont des itinéraires à emprunter pour justement monter à bord du « navire muséal » qui s’est ancré près de la Seine.

 

Dominique Vergnon

 

Sous la direction de Laurence Peydro, Musée du Quai Branly, Gallimard, collection Encyclopédies du Voyage, 264 pages, 500 photos, 11,2 x 22,5 cm, mai 2016, 29 euros.

 

 

 

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