Albert Besnard, voir derrière les décorations

Comme certains artistes qui lui sont contemporains et ont connu un sort identique, Albert Besnard n’a pas échappé à ce cycle sévère qui va de la notoriété absolue à la disparition complète. Pendant les décennies glorieuses de la Troisième République, il reçoit des commandes officielles importantes (les quatre panneaux réalisés entre 1903 et 1910 du vestibule du Petit-Palais, l’école de Pharmacie de Paris, le plafond de la Comédie française) qui lui assurent sa carrière et ses revenus. Il a une clientèle fortunée et reconnue socialement (Portrait de Camille Barrère, ambassadeur de France, Portrait de la princesse Mathilde), Salons et salons lui sont ouverts, il expose régulièrement. On salue ses titres illustres - deux fois académiciens, deux fois directeurs des lieux les plus prestigieuses, la Villa Médicis et l’Ecole des Beaux-Arts de Paris - ses titres honorifiques, ses voyages encore insolites pour l’époque, ses ouvrages. Reconnaissance des institutions qu’il a servies, il est le premier peintre à avoir droit à des funérailles nationales et son cercueil est exposé dans la cour Napoléon, en face du Pavillon de Sully au Louvre.

 

Mais voilà, jusqu’à aujourd’hui, le temps, les modes, d’autres regards ont contribué à susciter l’oubli. Sa peinture devenait le reflet d’un autre âge. L’effacement progressif jusqu’à la relégation totale est venu un jour. Pourquoi ? Pour ses dessins trop parfaits à la manière d’Ingres, la très sage formation auprès de Cabanel, des couleurs vibrantes et contrastées qui dérivent parfois, les sujets souvent osés marquant « une décadence très fin de siècle » (Morphinomanes ou Le Plumet) ? Est-il desservi par ce style, avant tout académique auquel s’ajoutent la touche du symbolisme puis l’empreinte orientaliste associées à des accents impressionnistes? Ne retient-on que ses portraits mondains, en général magnifiques, où les soieries vibrent sous l’éclat des fêtes nocturnes (Portrait de Madame Roger Jourdain, Portrait de Madame Pillet-Will), mais obéissant bien fidèlement à la tradition ? A côté du désir et de l’angoisse manifestés dans son travail de graveur, révélant la part d’ombre qui l’habite, la critique, comme déjà le déplorait Octave Mirbeau, lui reprochera l’absence de l’émotion spontanée nécessaire à une création à même de surmonter l’épreuve de la durée. Degas dont les mots étaient redoutables, dira de lui que « c’est un pompier qui a pris feu ». Entre tant de manières, Besnard semble en effet chercher sa voie, sans vraiment la trouver.

 

Avec cette ample rétrospective, voici le temps du retour. La découverte de son œuvre aussi diverse que surprenante, à la fois conventionnelle et rebelle, sage et subversive, académique et anticonformiste, efface les préventions. Il faut aller d’un tableau à l’autre pour voir comment Besnard sait aborder autant l’allégorie que rendre l’exotisme. Il faut aller voir derrière les décorations, celles qu’il a reçues comme celles qu’il composées avec audace, pour trouver un homme sensible, heureux en famille, célébrant les beautés féminines, attaché à la terre de Savoie, attentif au quotidien des habitants des pays qu’il visite (Marchand de fruits à Madura).

 

L’ensemble des œuvres réunies permettent de suivre un itinéraire artistique pour le moins insolite. Besnard passe en effet des pastels où les visages féminins ne sont que délicatesse, équilibre, contentement, jeux de lumière (L’Eclipse ou Femme au croissant, Jeune femme à l’écharpe jaune), aux eaux fortes poignantes (La Fin de tout, Tristesse), douloureuses (Le Viol), sensuelles (Le Modèle endormi à terre), révélatrices des tourments cachés qui hantent l’artiste (La Possession, Le Suicide, Exigeante ou Le Peintre et la mort). Sans aucun doute, davantage que dans les chromatismes excessifs de la section intitulée « Les libertés de l’ailleurs », c’est dans ce registre de la gravure qu’il se montre le plus créatif, libéré des contraintes esthétiques en vogue, exprimant la vérité et l’agitation intime de ses sentiments.

 

L’œuvre d’Albert Besnard se tient entre ces deux pôles, d’un côté le peintre lyrique « amoureux de la chair et de la lumière » pour reprendre les mots de  Camille Mauclair et qui évoque le bonheur de vivre, de l’autre le peintre qui se confronte à la volupté refusée et aux affres de la mort. A l’encontre du jugement de Degas, Besnard lance des flammes de modernité dans un environnement qui en manque, parce que bourgeois, figé, fixé. Louis Barthou, qui le reçut le 10 juin 1926 lors de sa réception à l’Académie française, rendit hommage à son œuvre en évoquant « des féeries où la couleur ruisselle, des paysages de rêve, des orchestrations lumineuses ». Ses esquisses préparatoires aux grandes décorations traduisent le foisonnement des idées et l’indépendance de la main. On découvre un peintre qui mérite mieux que la disparition à laquelle il a été condamné, même si certaines toiles peuvent surprendre par leur aspect convenu. Au final, c’est une stature qui s’impose. Les quatre thèmes qu’il retient pour la coupole du Petit-Palais à Paris, « la Mystique, La Plastique, La Pensée et La Matière » se croisent et sont tour à tour des sources d’inspiration. C’est à ce titre que Besnard mérite de retrouver sa place.

 

Dominique Vergnon

 

Chantal Beauvalot, Christine Gouzi, William Saadé, et al., Albert Besnard (1849-1934), Modernités Belle Epoque, 304 pages, 273 illustrations, juin 2106, 30 x 24,5 cm, 39 euros

Exposition au Palais Lumière, 74500 - Evian

Jusqu’au 2 octobre 2016 ; www.ville-evian.fr

L’exposition, sous une forme un peu différente puisque des changements interviendront au niveau des pastels et de la partie consacrée à Talloires et Evian, sera présentée au Petit-Palais à partir du 25 octobre 2016.  

 

 

 

 

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