Le Flûtiste invisible de Philippe Labro

Le Hasard et la cécité

 

Le nouveau roman de Philippe Labro n’est pas vraiment un roman et devrait plutôt se nommer « Trois contes ». Mais Flaubert avait déjà retenu ce titre…

 

L’ouvrage, publié chez Gallimard, appartient à la collection blanche, mais il dissimule son jansénisme sous une jaquette assez malicieusement illustrée. Une photographie, légèrement « retravaillée », représente un peintre debout sur une échelle appuyée contre le rebord d’un toit. Que peint-il ? Eh bien, on ne sait trop. Peut-être le ciel. Mais peut-être aussi, plus modestement, le mot « roman » qui fait suite au titre.


En fait, ce doit être les deux. Souriant, bien élevé, Philippe Labro n’a rien du tyran plein de morgue que pouvait être André Breton, mais son Flûtiste invisible n’est pas sans rappeler dans son principe les premières pages de Nadja. Il y a la réalité. Les faits. Mais les faits sont ternes, sinon tristes, tant qu’on ne possède pas le fil — le plus souvent indécelable — qui les lie. Labro, par exemple, se demande s’il aurait jamais rencontré celle qui allait devenir sa femme si le hasard ou le destin ne l’avait amené/forcé à s’asseoir à côté d’elle (il ne restait plus qu’un siège libre) à l’occasion de la projection d’un reportage. Projection organisée, qui plus est, par quelqu’un qui se vantait d’avoir failli l’abattre pendant la guerre d’Algérie, puisqu’ils n’étaient pas alors tous les deux du même bord.


Évidemment, ni Breton ni Labro n’ont été les premiers à se demander si, chaque fois que nous agissons ou croyons agir, nous ne serions pas entraînés à notre insu par un « flûtiste invisible » — l’expression est empruntée à Einstein —, bien plus puissant encore que celui qui conduisait les enfants de Hamelin. Bossuet avait, dans ses Méditations sur l’Évangile, réglé définitivement la question en une page : « ‟Allez, dit [Jésus], à la ville : en y entrant, vous rencontrerez un homme qui portera une cruche d’eau ; vous le suivrez."

« Le signe que donne Jésus de ce porteur d’eau devait faire entendre à ses disciples que les actions les plus vulgaires sont dirigées spécialement par la divine Providence. Qu’y avait-il de plus ordinaire et qui parût davantage se faire au hasard que la rencontre d’un homme qui venait de querir de l’eau à quelque fontaine hors de la ville ? […] Et néanmoins, cela était dirigé secrètement par la sagesse de Dieu. »


Mais n’accusons pas pour autant Breton hier, Labro aujourd’hui, de manquer d’originalité. A chacun son porteur d’eau. L’une des principales fonctions de l’art a toujours été celle que Boileau & Narcejac avaient assignée, de manière un peu restrictive, au roman policier : dans la plupart des cas, il s’agit de transformer le sensible en intelligible.


L’habileté de Labro consiste ici — et peu importe ce mot « roman » sur la jaquette — à laisser constamment un certain flou dans ses histoires. Nous savons, quand il donne la longue liste des plages où il se baignait en Algérie quand il faisait son service militaire, que ces plages existent vraiment. Mais faut-il le croire quand, tel l’Abbé Prévost, il ne fait que rapporter — prétend-il — le récit d’un inconnu rencontré dans la rue ?


Cette ambiguïté en amène une autre, plus profonde. Labro étant Labro, les trois histoires qu’il nous raconte (car il nous offre ici un triptyque) sont marquées par une espèce d’élan positif « à l’américaine » et se terminent dans l’ensemble d’heureuse manière. Il n’en reste pas moins que ces rencontres, ces chassés-croisés patronnés par le « flûtiste invisible » sont irrémédiablement inscrits dans le temps et appartiennent au passé dès lors qu’ils ont eu lieu. Et sont, même quand ils contribuent à reporter l’échéance, le rappel de la nature mortelle de tout individu. Car les gens qu’on croise sont aussi, assez souvent, des gens qu’on ne croisera plus jamais. Ce n’est pas la première fois que Labro fait dans le clair-obscur — c’est le spécialiste des « feux mal éteints » —, mais il semble bien ici que, derrière son sourire, il nous dit désormais qu’on peut bien tomber sept fois et se relever huit — cela n’empêchera en rien de tomber une huitième fois.


Si l’on tient absolument à s’affirmer comme chercheur d’éternité, l’instrument le plus fiable reste aujourd’hui encore le livre.

 

FAL

 

Philippe Labro, Le Flûtiste invisible, Gallimard, mars 2013, 192 pages, 17,50 €

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