Porteur des valeurs du Grand Siècle, notamment l'honneur, Pierre Corneille (1606-1684) est avec Jean Racine le plus grand tragédien classique français, auteur du Cid (1637), de L'Illusion comique (1636), d'Horace (1640) et de Cinna (1641).

Hôtel d’Yeux - "L'Illusion comique" de Corneille par Mathieu Almaric

Par Mathieu Almaric, une mise en scène de l’Illusion comique où il apparaît enfin clairement que Corneille avait inventé la télévision.


Proust explique quelque part qu’il ne faut pas astiquer les vieux objets trop énergiquement. La patine, qui finit par faire corps avec eux, ne souligne pas tant leur vieillesse que leur pérennité, tout spécialement lorsqu’il s’agit d’œuvres d’art. Donc, ôtez la poussière, oui, mais n’ôtez pas la patine.


Évidemment, il n’est pas toujours facile de déterminer la frontière entre ces deux éléments — que faut-il faire du vernis qui, en jaunissant, modifie sensiblement notre perception des couleurs sur un tableau de peinture ? — et la nature même de l’œuvre originale entre aussi en compte. Si la Carmen de Mérimée a pu se métamorphoser en un western italien étonnamment convaincant — l’Homme, l’orgueil et la vengeance —, il n’est pas sûr que l’intrusion systématique de mitraillettes et de nazis sur la scène de l’Opéra-Bastille dès lors qu’un livret mentionne la présence de soldats soit toujours de bon aloi…


Ce sont évidemment les pièces baroques qui, par définition indéfinies, se prêtent le mieux à une transposition contemporaine. Les Anglais ont même réalisé sur ce principe toute une série d’adaptations de Shakespeare, Shakespeare Re-Told, qui inclut un extraordinaire Macbeth, dans lequel Macbeth est un chef cuisinier que sa femme pousse à détrôner le patron du grand restaurant dans lequel il officie. N’a-t-il pas à portée de la main tous les couteaux ad hoc ? En France, où la particularité du baroque est qu’il se mêle indissociablement au classique, l’œuvre théâtrale qui supporte sans doute le mieux d’être « revue et corrigée » est celle du grand Corneille. Brigitte Jaques et Benoît Jacquot avaient allié leurs talents théâtral et cinématographique pour concocter en 1994 à partir de la Place royale un film saisissant dont les héros auraient eu leur place dans n’importe quelle série télévisée — on n’ose dire dans n’importe quelle sitcom — actuelle.


Mathieu Almaric s’est livré il y a quatre ans au même « travail » à partir de l’Illusion comique, avec une dizaine de Comédiens-Français. L’estampille « Comédie-Française » ne signifie pas ici « captation ». Ordinateurs, chewing-gum, boîte de nuit, coups de revolver, pare-brise de voiture démoli à coups de hache… Oui, il y a tout cela dans cette Illusion, qui n’est donc plus une pièce de théâtre, mais un vrai film. Cependant, toute la question est de savoir si ce film est aussi « hanté » — pour reprendre un qualificatif qu’avait employé Jouvet — que sa « matrice » théâtrale. Pourquoi la pièce de Corneille est-elle hantée ? Rien, a priori, de très original dans son argument. Un père qui n’a plus de nouvelles de son fils depuis un certain temps, parce que celui-ci, lassé de sa sévérité, est parti un jour en claquant la porte, va, sur le conseil d’un ami, trouver un mage qui projette miraculeusement devant lui un certain nombre d’images animées. Nous ne savons pas très bien si celles-ci sont en direct ou en différé, mais le père y reconnaît son fils. A son grand dam : les faits et gestes de celui-ci ne sont pas toujours recommandables, au point même qu’on peut craindre à un moment donné qu’il ne soit condamné à mort. Tout est bien qui finit bien quand le père découvre que son fils était comédien et qu’il l’a vu, en « réalité », en train d’interpréter différents rôles. Rien, par exemple, n’indique que le garçon soit semblable au mari volage et goujat sous les traits duquel il était apparu à l’occasion d’une « représentation ».

            

L’Illusion comique pourrait n’être qu’une comédie — certains critiques nous mettent d’ailleurs en garde contre des délires d’interprétation et soutiennent que, pour Corneille et ses contemporains, la pièce relevait du jeu intellectuel pur et simple. Mais, quand on la relit ou quand on la revoit, il est difficile de souscrire à cette théorie. Pour une raison toute simple et très compliquée : plus nous étudions cette Illusion de près, plus nous avons du mal à déterminer où se situe dans son intrigue la « couture » entre le fictif et le réel ; plus nous avons du mal à distinguer les moments où nous avons vu le fils en tant que tel et le fils en train de composer un personnage. Car, voyez-vous, il n’est pas impossible, il est même très vraisemblable que ce fils ait choisi de devenir comédien parce qu’il ne savait pas lui-même très bien qui il était. Et c’est là que Corneille rejoint Shakespeare : all the world’s a stage parce que nous sommes tous désespérément à la recherche de notre propre identité ; l’artifice du théâtre pourrait bien être, paradoxalement, le moyen le plus sûr d’atteindre à cet égard une certaine vérité.


On conçoit qu’Amalric — qui, avec sa Chambre bleue, vient de poursuivre son exploration systématique des réalités incertaines — ait été, après tant d’autres, fasciné par cette Illusion, et certaines de ses trouvailles de mise en scène tiennent du génie. Citons-en simplement deux : celle qui consiste à faire du mage le concierge d’un hôtel qui s’en va extraire les images du fils disparu des archives de la salle des écrans de contrôle de l’hôtel en question, et celle qui consiste à faire jouer straight par Denis Podalydès le personnage de Matamore, traditionnellement interprété sur le mode caricatural, étant donné ses origines théâtrales affichées. Au début, on a envie de crier au contresens. Mais on ne tarde pas à être convaincu de la pertinence de ce choix, puisque, très vite, nous ne savons plus bien ce qui dans la pièce est censé être vrai ou faux, la seule réalité étant finalement celle de nos fantasmes. Le mot amour, par exemple, n’est souvent que l’étiquette pratique sous laquelle se dissimule notre libido dominandi.


Ce qui rend, peut-être, le parti pris d’Almaric discutable, c’est que, catapultés ici et maintenant, les personnages deviennent si proches de nous que nous ne sentons plus très bien ce vacillement permanent entre réalité et theatrum mundi. Sans doute les Parisiens comprendront-ils que l’Hôtel du Louvre, qui sert de décor à l’essentiel de l’intrigue, a été choisi parce qu’il est à un jet de pierre de la Comédie-Française et que ce n’est pas un hasard si se dessinent à l’arrière-plan les contours de l’Opéra, mais tous les spectateurs n’auront peut-être pas dans la tête ces associations d’idées topographiques. Disons alors que, comme toute relecture, cette version de l’Illusion implique qu’on ait déjà lu le texte une ou même plusieurs fois. Et ceux qui ne l’auraient pas fait ont tort de toute façon, puisqu’on a là affaire à un classique et que, comme l’a dit Italo Calvino dans un de ses plus beaux articles, les classiques ne sont pas faits pour être lus, mais pour être relus.


FAL


L’Illusion comique

Un film de Mathieu Amalric

D’après l’œuvre de Pierre Corneille

Avec Muriel Mayette-Holtz, Jean-Baptiste Malartre, Alain Lenglet, Denis Podalydès, Julie Sicard, Loïc Corbery, Hervé Pierre, Adrien Gamba-Gontard, Suliane Brahim.

Éditions Montparnasse, février 2014 

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