Richard Millet, Sibelius et le Limousin

On aurait tant souhaité qu’il nous charme, ce livre de Richard Millet. Qu’il l’éclaire d’un sourire, absolve ses grognonneries et nous le rende aimable. Son titre était engageant : de Kullervo à Tapiola, on révère le maître finlandais, on salue sa patiente et posthume revanche sur les dodécaphonistes mal embouchés qui l’abhorraient. Pierre Boulez en personne a fini par s’aviser que la métamorphique Septième Symphonie, avec sa structure « en dominos » (Magnus Lindberg), jetait son arc par-dessus les têtes pleines pour enjamber le XXe siècle. Au fil des pages apparaissaient les noms chéris de Stenhammar, Ives et Madetoja, rarement cités par Le Clézio ou Annie Ernaux, faut-il le dire. Des parallèles inattendus – avec Faulkner, par exemple – n’étaient pas pour nous rebuter, ni le rapprochement de la monolithique Septième et du Concerto pour la main gauche de Ravel, ni l’image d’Elgar et Sibelius devenus inféconds et retouchant leur legs, pareils au « jardinier donnant un bref coup de sécateur aux massifs qu’il a passé sa vie à élever ». Et ces anecdotes aussi rares et révélatrices que la rencontre avec Varèse, en 1910 à Berlin. Ces souvenirs émouvants, le déchiffrage à quatre mains de la Valse triste par l’auteur et son père, dans un appartement de Beyrouth. Enfin, dresser la puissance du mutisme sibélien face à « la dictature bruyante d’une civilisation qui hait de plus en plus un silence qui l’inquiète, comme tout ce qui relève du spirituel » : comment n’y pas acquiescer ? On s’apprêtait même à pardonner l’absence dommageable, dans ces pages, de La Fille de Pojohla et de La Nymphe des bois, c’est dire ; car Millet ne s’abstient pas de trier le catalogue de Sibelius, et c’est son droit.

 

Mais avec quel contentement cet authentique mélomane nous raconte qu’à dix-huit ans, vacher en Corrèze, il dévalait les combes en chantant à tue-tête le scherzo de la Neuvième de Bruckner (ce qui n’est pas interdit). Et cette façon maussade d’errer la nuit dans diverses villes d’Europe, en proie à l’hébétude musicale ; de rouvrir l’œil dans des chambres d’hôtel au côté d’une fille qui, à l’heure des croissants, entonne le finale de la Cinquième en moulinant des bras. D’emblée, le lecteur montre patte blanche, s’admet surclassé par la riche vie mondaine, intellectuelle et sentimentale de Millet, wunderkind des pacages limougeauds, sans rien dire d’un narcissisme qui s’épanouit en formules d’une exquise modestie : « somme toute, c’est moi-même que je m’efforce de dévisager », « l’étrange pouvoir de divination confuse qui m’est imparti »…

 

Soyons juste : Millet, s’il n’est pas le premier, admire les perspectives atmosphériques, les puissances élémentaires domptées par Sibelius et, dans son unique concerto, les « jeux de timbres donnant au violon une altitude d’oiseau solitaire planant au-dessus du monde originel ». Tout cela est bien vu, bien dit. Mais prétendre que les symphonies de Nielsen sont « à peu près inaudibles », est-ce honnête ? Feindre d’ignorer que des esquisses de la Huitième ont été retrouvées et assemblées, parce qu’il est plus chic de suggérer que la véritable Huitième de Sibelius, c’est la nuit des forêts boréales ? Peut-on écrire sans affèterie que « la musique élève l’arroi du sonore contre le chaos », qu’elle est « le chantant et muet syllabaire de notre néant » ? Décacheter l’air de rien sa correspondance privée avec Marc-André Dalbavie ? Songer sans ridicule que le maître d’Ainola « aurait pu poser sa main sur [s]on front d’enfant » – et pourquoi pas mettre Helsinki en bouteille ?

 

L’autodérision n’est certes pas nécessaire pour évoquer pertinemment ce roc erratique qu’est l’œuvre de Sibelius ; mais un peu de simplicité, moins de gravité n’auraient pas nui. Un vol de grues au loin fut l’événement principal de la vie du compositeur ; non un dîner parisien avec Boulez, que l’auteur ne peut s’empêcher de nous relater. Sibelius, il est vrai, avait aussi ses vilains défauts : cigares, alcool, goût du luxe. Parce qu’il est un sibélien sincère, il sera donc beaucoup pardonné à Richard Millet de nous avoir un peu snobés.


Olivier Philipponnat

 

Richard Millet, Sibelius, les cygnes et le silence, Gallimard, octobre 2014, 144 p., 14,90 € 

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