Le Grand Meaulnes ou l’impossible amour

Un seul livre fera de son auteur une légende, sans doute aussi par le fait de mourir au champ d’honneur, mais surtout par l’ampleur de ses lecteurs, au fil des ans, qui renvoyèrent dans les abysses de l’hypocrisie critique les censeurs qui tentèrent de démolir l’ouvrage. Depuis 1913, plus de quatre millions de livres furent vendus, un succès populaire qui embrasse toutes les couches de la population tant l’œuvre touche au sublime et à l’universel…
Oui, Le Grand Meaulnes est bien plus qu’un conte bleu, comme le taxait Gustave Lanson, sommité de l’époque : ce roman n’est pas réductible à une bagatelle puérile ni à un roman chrétien, comme la sœur d’Alain-Fournier s’évertua toute sa vie à le qualifier. D’autres encore lui reprocheront de manquer de souffle, d’ampleur, de débuter comme un roman de Gérard de Nerval et de faire pschitt ! mais, une fois encore, c’est faire œuvre de mauvaise foi, de faiblesse en ne le lisant pas jusqu’au bout… Le personnage romanesque a été réduit à un rôle gratifiant pour le narcissisme adolescent, mais dénué d’authenticité esthétique et existentielle, martèle Philippe Berthier dans sa préface ; or, il n’en est rien !

L’ingénuité formelle du Grand Meaulnes est une forme de trompe-l’œil particulièrement précis qui joue avec les lecteurs pour leur faire croire à une forme d’évidence, faisant affleurer ici et là des alluvions culturelles. En effet, le travail de l’auteur est titanesque, dès lors que l’on se penche sur ses études et manuscrits, car Alain-Fournier est un boulimique de découvertes, courant concerts et expositions, insatiable curieux, nul plus que lui n’est ouvert à toutes les expressions de la modernité, dont il va nourrir son roman faussement désuet en y faisant converger, pour qui sait les détecter, une luxuriante variété d’influences, au carrefour de la peinture, de la musique et de la littérature…

Alain-Fournier, c’est avant tout une langue, un paysage, cet arrière-pays dont les étrangers ne peuvent rien dire, parce que, en vérité, son aspect général ne dit rien : seul celui qui y est né et en a fait sa maison peut le faire parler… Alain-Fournier à maintes fois répété que son talent consistait à saisir et rendre la véracité brute des sensations : Ce qu’il y a d’original et de spécial en moi c’est que je vois tout en détail, j’imagine tout en détail ; tout pour moi est particulier.
Et en art, justement, rien de moins aisé à rendre que la… simplicité ! Philippe Jaccottet le rappelait : c’est précisément le plus simple qui est impossible à dire. Et c’est là la force extraordinaire du roman d’Alain-Fournier, cette manière de faire acte de re-création sous des airs de modestie, imposer ce fleuve-vie, aller chercher ce que voilent les mots, les théories et les phrases tricolores. Flanquer par terre tout cela, vivre à même la vie, voir avec sincérité dans son cœur.

Ce texte est hanté par des terreurs archaïques, l’honneur, la panique face à l’incarnation du désir… Meaulnes traversera les champs de la carte du Tendre comme d’autres font la guerre, empreint d’une grandeur d’âme qui est presque extra-terrestre, tant l’Homme commun est loin de tels idéaux… Compagnon de La Chute et de Crime et Châtiment, ce Grand Meaulnes n’est en rien de la littérature pour adolescents, bien au contraire. Ce roman dur et poignant détricote une trame d’apparence chatoyante pour plonger le lecteur dans une atmosphère confuse, puis par le jeu des hasards de l’existence, impose un destin, dans un tourniquet qui projette alors les protagonistes dans des directions opposées, comme si la Providence avait, une fois encore, décidée de jouer à brouiller les cartes. Or, jusqu’à la dernière ligne, rien ne présuppose de la fin. Et c’est bien là une preuve supplémentaire d’un talent d’écrivain qui sait tenir son lecteur en haleine jusqu’au terme. Avec une dernière pirouette sur l’ultime phrase.
Un très grand livre.

François Xavier

Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes suivi de Choix de lettres, de documents et d’esquisses, édition de Philippe Berthier, relié pleine peau sous coffret illustré, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade n°646, mars 2020, 640 p.-, 42 € (puis 48 €) jusqu’au 31 août 2020

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