Partir, faute de mieux ?

Que faire d’autre un dimanche ? questionne, narquois, Thomas Crown après avoir raté sa seconde sortie miraculeuse du bunker, perdant mille dollars dans un pari stupide pour tuer l'ennui. On meurt en bonne santé de trop manger, tropisme occidental de la paranoïa mal assumée, on meurt surtout d’ennui, comme me disaient mes amis Libanais au lendemain de la guerre, drogués à la vie à cent à l’heure où chaque seconde comptait puisque l’on ne savait pas si l’on serait vivant la minute d’après. L’ère numérique a définitivement tué mythes et légendes puisque les nouveaux dieux se dandinent sur un écran pour nous vanter des produits inutiles ; alors que reste-t-il ? Le départ ! Fuir vers l’inconnu, encore faudrait-il dénicher quelque endroit sauvage, en zone blanche, dépourvu de tout artifice moderne et interdits aux touristes, le fléau du XXIe siècle…
Alors partir, oui, mais encore, désir, lubie, vacuité d’apparat ou vessies de l’ennui de soi fantasmées en lanternes rimbaldiennes ? Un peu d’honnêteté ne fait jamais de mal, François Sureau joue cartes sur table : Nous savons qu’il n’y a pas eu de temps où l’innocence était, si nous n’y étions pas. Mais c’est le récit qui donne au temps cette couleur que nous aimerions remplacer par une autre. De ce récit je suis souvent impatient. J’ai projeté sur le mur des voyages des images idéales, pures de l’accusation comme de la nostalgie, convaincu qu’elles reflétaient ce monde plus réel que le vrai et que les apparences, me faisaient entrevoir. […] j’ai cherché dans le passé cet outre-temps qui me consolait d’être mortel. Tout comme Soulages puisa dans l’outre-noir l’éclat luminescent de portes magiques ouvrant vers d’autres mondes…
Sorte de tome2, suite annoncée dans L’or du temps, ce récit reprend le concept mais en l'inversant, ici un homme pour un lieu, ainsi de Jules Lebaudy, héritier d’une fortune sucrière née du Second Empire qui s’embarque sur son yacht, monte un corps expéditionnaire et débarque dans une baie déserte, près du cap Juby, la baptise baie de la Justice et fonde solennellement l’Empire du Sahara, crée une capitale – Troja –, fonde une Société impériale des courses, publie un journal… Ainsi l’empereur Jacques 1er apparut sur la scène internationale et enjoignit même les grandes puissances à l’inviter à la table de la conférence d’Algésiras (sic). Mais des farfelus il y en eut aussi en France, nul besoin de s'exiler bien loin pour s'en aller, faire carrière peut se révéler amusant.
Ancien haut-fonctionnaire, François Sureau connaît (trop ?) bien la grande maison, cette Administration qui nous fait devenir chèvre bien souvent, de là à penser qu’il l’a fuie en connaissance de cause il n’y a qu’un pas que je franchis allègrement tant son portrait de la préfecture provinciale est goûteux : Le métier de préfet, un peu flic, un peu éboueur, un peu maître queux de la cuisine électorale, ne l’avait pas séduit. On devine vite pourquoi…Quant aux politiciens d’opérette, personne n'est dupe : la plupart n’ont jamais travaillé, si l’on entend par travail autre chose que la présence active à la bourse des services rendus et acceptés. Ils n’ont pas non plus tiré bénéfice d’une éducation particulière [hé oui, "jeter l’eau propre", ça ne s’invente pas !], et s’ils ont jamais lu [Zadig et Voltaire, un grand roman !], ont très tôt cessé de savoir comment le faire. Leurs idées leur viennent de l’administration, de la nécessité de s’opposer à celles de leurs adversaires, de la société observée par le trou de la serrure ou celui de la statistique. Ainsi errent-ils de poste en poste comme des clochards d’abri en abri.
Que n’avons-nous trop vu, sous les yeux depuis toujours, ce cycle répétitif de l’Histoire qui tourne en rond comme si le Destin voulait nous imposer de réfléchir autrement alors que l’on s’entête : Sarajevo, un siècle d’arrêt, et tout le monde descend. Les voyageurs pour Verdun, Montoire, Stalingrad et Diên Biên Phu changent de train. Un grouillement d’ombres derrière les vivants. Prochaine station le Dniepr ?
Oublier ce monde en se plongeant des la littérature ? Facile fuite d'un voyage autour de sa chambre, mais c'est parfois à prendre faute d'autre chose, et les écrivains vivent cachés, c'est bien connu, même quand ils voyagent beaucoup. François Sureau ne fit pas exception, logeant longtemps rue de Martignac, dans une maison qui avait été taillée par sa propriétaire, au début du XIXe siècle, dans un immeuble d’habitation. Elle n’existait ni pour la ville, ni pour le cadastre, ni pour les impôts, la Poste, les pompiers ou la police, si bien qu’[il] pouvait s’y croire dissimulé au monde social, mieux que Stevenson à Samoa
Aveuglés par notre matérialisme nous soutenons une guerre inique en Ukraine et jouissons de l’IA sans rien y comprendre, et surtout pas qu’elle est en train de nous ôter notre dernière once d’âme, quand en Russie – au hasard, mais aussi dans bien d’autres pays – la spiritualité fait encore partie des projets stratégiques inclus dans la politique générale. Lawrence, dans les Sept piliers nous offrit le portrait de ces gens du désert […] si naturellement plongés en Dieu, qui imprègne toute leur vie, qu’ils pourraient passer pour des athées ; en effet, souligne-t-il, elle serait proche, la folie de l’homme qui pourrait voir les choses au travers des voiles de deux coutumes, de deux éducations, de deux milieux. Oui, pourquoi ne pouvons-nous pas accepter l’Autre dès lors qu’il nous diffère ? Quel modèle "démocratique" refuse de débattre et impose par la force ses idées, joue deux poids-deux mesures pour instaurer une peur de substitution dans le seul but de contrôler l’opinion publique ? N’oublions pas que ce fut le tsar Nicolas II, à la fin du XIXe siècle, qui inventa le concept de droit international, de parole donnée, de confiance avérée entre dirigeants au nom du peuple qu'ils représentent ; lequel est bafoué depuis l’origine car seul le peuple, et donc l’opinion publique, peut pousser un État récalcitrant à obtempérer, d’où le lavage de cerveaux constant exercé par les médias car le jour où le peuple fera l’effort de s’informer correctement alors le droit international arbitrera le monde, et non plus une bande de voyous financiers autocrates… on peut toujours rêver : le savoir être à soi de Montaigne est un désir de l’enfance que nombre d’entre nous ont oublié…

François Xavier

François Sureau, S'en aller, Gallimard, mars 2024, 288 p.-, 21€
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