Le décompte infini de François Sureau

Je l’ai déjà dit, rien n’est plus agréable qu’une attachée de presse qui vous connaît par cœur, car elle vous offre au gré des hasards un cadeau tombé du ciel, ainsi de cet opus déposé par la cigogne dans ma boîte aux lettres. Et ce hasard qui n’existe pas le fit coïncider avec la fin de la lecture de Brouillards de peines et de désirs de Georges Didi-Hubermann dont l’approche holistique donne au lecteur un panorama général, incluant l’art, la philosophie et l’Histoire, pour faire court, livré dans un style alerte, déclenchant un rare plaisir de lecture : on apprend en s’amusant. François Sureau est de la même veine. Immense érudit, l’académicien prend prétexte à descendre la Seine pour remonter le temps. Jadis, dans une autre vie, j’avais eu le bonheur de publier Rue des Martyrs de Pierre Brunel, qui nous emmenait dans un grand tour de l’histoire de France par le biais d’une seule rue de la capitale, et quel voyage ! Nul doute que François Sureau aura saisi au bon l’esprit de son collègue de l’Institut – Ces pages, je les ai écrites pour le plaisir de les écrire, avec le sentiment constant d'un enrichissement de mon esprit, de ma vie et de mon être – pour nous happer dans le tourbillon de son récit.
Visitant un ami jouant l’ermite dans une cabane en vallée de Chevreuse, tapie dans le parc d’un château parental, François Sureau prend prétexte d’une enquête sur Agram Bagramko, peintre russe surréaliste réfugié en France dans les années 1920 – dont quelques reproductions parsèment l’ouvrage –, auteur d’un livret Ma source, la Seine dont la lecture sera le déclencheur, pour dérouler une suite de scénettes historiques, parfois désopilantes dont l’important réside aussi dans les nombreuses notes de bas de page qui recèlent des trésors – une lettre de cachet valut à l’Encyclopédie quelques années de prison ; le président du Sénat qui impose un cortège officiel dans les chemins bretons et envoie ses motards dans le fossé ; Blaise Pascal qui inventa la RATP ; etc. – toujours authentiques et pimentées d’humour noir.
Ce (trop ?) haut fonctionnaire – Conseil d’État – désormais avocat décortique les pelotes de l’Administration au fil des siècles, depuis la source de la Seine, s’arrêtant à autant de stations que l’Histoire le justifie, quitte à sortir des sentiers battus par la légende et les médisances, et d’instruire de nouveaux réquisitoires sous l’aune d’une lumière salvatrice qui explore les angles morts, ces sanctuaires d’innocence trop vite balayés par les thuriféraires du quotidien qui mousse… Et tant pis si un petit air de c’était mieux avant flotte ici ou là, l’idéologie de bécasse actuelle n’engendre rien, bien au contraire, alors qu’avant Kessel décrit un monde où les victimes n’adorent pas leurs bourreaux, et ce monde nous paraît étrange et vrai. Nous avons pris l’habitude inverse. Nous voyons des raisons partout, et nous nous efforçons de les aimer. […] Il nous faut des raisons pour pouvoir nous soumettre aux institutions qui les servent, ou à d’autres, que nous aimerions créer, révolutionnaires aux esprits d’esclaves. À la violence des rapaces répond la niaiserie des victimes, qui font tant d’efforts pour les aimer. Kessel n’a ni ces tentations, ni ces illusions.
Inépuisable mine d’informations, ce récit fragmentaire vous rappellera vos premières amours littéraires quand Babar incarnait ce roi auquel, plus tard, comme bien des Français lorsque vous élisez un président de la République, et lorsque peu de temps après vous en lassez, vous y repensez avec nostalgie... De toutes ces esquilles qui font un ensemble cohérent au style fluide, constant, où le panache défie l’audace, vous retiendrez peut-être qu'un certain Sir William Sidney Smith, officier de marine anglais, fut à la fois l’adversaire de Napoléon Bonaparte et de Neslon, mais que l’Histoire oublia.
Dans ce voluptueux patchwork qui se déguste sans modération – me suis retrouvé à deux heures du matin en train de lire sans m’en rendre compte – on regrette, surtout pour un académicien, l’oubli de la forme négative correctement écrite : Le bagne de Cayenne, c’est pas Valparaiso est un poil grattant à mon oreille. Ce n’est pas Valparaiso, monsieur Sureau !
À la recherche de la Vierge noire, à Neuilly, l’auteur nous dépeint le chemin y menant depuis la porte Maillot : On entre donc dans le couvent des sœurs de Saint-Thomas-de-Villeneuve par le boulevard d’Argenson. Sur près de trois cents mètres, c’est un fragment de 1830 tombé au royaume de l’argent néo-gaulliste, une météorite qui aurait repoussé sur les bords de son cratère l’urbanisme pompidolien du monde organisé, propre et moderne, aux baies vitrées descendant jusqu’aux parquets, où ni le doute ni la conscience n’ont cours. On pousse une grille noire, on contourne un bâtiment d’un étage où l’on imagine que la comtesse d’Haussonville aurait pu trouver refuge, ayant échappé au pinceau d’Ingres, à l’ennui de la collection Frick. Une musique imaginaire et silencieuse se fait entendre. […] L’endroit est fort calme. La religion qui s’y pratique, ou du moins celle qui s’est déposée là par layons successifs, ne doit rien à l’emphase romantique et rongée sur ses franges par l’athéisme diffus de Chateaubriand, mais évoque la paix que peuvent susciter, si l’on n’y prend pas garde, les phrases du vénérable François Libermann, de Saverne : "Il faut se tenir parfaitement tranquille et s’abandonner entièrement à la sainte conduite de Dieu".
Arthur Cravan invité, Lyautey réhabilité, les rues déshabillées, les monuments détaillés, Aragon débouté, et puis tous les autres, Montherlant, Le Maistre, les Richelieu, Hillairet, etc. etc. Il y eut le roman-monde (Les Bienveillantes), voici le récit-somme, celui d'un pays deux fois millénaire dont l'essence recèle encore quelques parfums d'éternité.

François Xavier

François Sureau, L’or du temps, Folio, mars 2024, 816 p.-, 12,40 €

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