Transsubstantier la mort : le défi crétois

Trop souvent enfermé dans l’unique aura de Alexis Zorba – qui est aussi bien utile pour faire oublier la sulfureuse Dernière tentation – Nikos Kazantzaki n’est pas l’auteur d’un seul livre, mais bien d’une dizaine dont les principaux sont désormais repris chez Cambourakis. En poche celui-ci, pour glisser dans le sac de plage, édition originale de 1956 parue chez Plon… et reprise du titre cher à l’auteur avec la petite nuance du et en lieu et place du ou, détail au demeurant fort important.

Fresque sans pareil, ce roman épique nous plonge au cœur de la Crète à la veille de la révolte de 1889 qui, comme les précédentes, se soldera dans le sang mais confirmera l’intransigeant caractère crétois qui combattra jusqu’à ce que liberté lui soit rendue. Cela interviendra en 1898 quand les Turcs perdront le conflit auquel la Grèce s’est enfin associé… Car les révoltes ou révolutions précédentes virent Grèce, Russie, Angleterre et France regarder ailleurs quand le Sultan décimait les populations chrétiennes en guise de représailles, sous couvert d’intérêts internationaux que l’on ne comprend pas toujours très bien.

Pour parler des Hommes, Nikos Kazantzaki évoque ce qu’il connaît le mieux, cette île qui l’a vu naître, cette société patriarcale, violente voire sauvage mais portée aussi à la poésie, pétrie d’honneur et vouée corps et âme à la chrétienté. Forte jusqu’à en devenir entêtée, fière jusqu’à y laisser sa vie, l’âme crétoise est unique, insoumise, libertaire et solidaire ; invincible. Sans doute un trait commun avec les autres insulaires, des Corses aux Anglais, avec ce don du grand écart que seuls les Hommes habités peuvent entreprendre sans risquer de se rompre le cou. Donnant d’une main au Turc ce qu’il lui reprendra de l’autre sitôt ce dernier confiant d’avoir réussi, croit-il, le Crétois n’aura de cesse de préserver sa culture, protéger sa famille, agrandir ses forces pour mieux sauter à la gorge de l’envahisseur le moment venu…

Résistant de tous les instants, le capétan Michel tient boutique à Candie, ville portuaire sous administration ottomane. Digne descendant de résistants morts pour la cause, sa force et sa droiture imposent le respect, on ne lui parle que du bout des lèvres en regardant ses pieds. Sa fille l’admire mais n’a plus réapparu devant lui depuis qu’elle est en âge de procréer, seul son fils est autorisé à assister à certaines entrevues entre capétans. Jusqu’à ce qu’une Circassienne le nargue : la compagne du Bey s’amuse à rendre fous les deux hommes, les poussant à s’affronter. Entre honneur bafoué et vengeance impossible – ils ont fait un pacte qui les empêchent de s’entre-tuer – les fils du désir et de la mort vont se dénouer autrement au fur et à mesure que gronde la révolte et que se pavanent les jeunes Turcs en chantant dans les cafés…

Livre à tiroirs multiples, cet extraordinaire roman – comme tous les romans de Nikos Kazantzaki – qui fourmille de dizaines de personnages captivants, de centaines de petits détails, mêle le combat des idées aux réalités institutionnelles dans un monde déjà fortement politisé mais qui ne le sait pas encore. Les paysans crétois qui marchent vers les janissaires turcs n’ont aucune connaissance – d’ailleurs ils raillent l’instituteur – or le sang ne coule jamais pour rien, sans qu’une main invisible, à la City, à Constantinople, Paris ou Moscou n’agite le pion qu’elle sacrifie pour ses seuls intérêts.
Mais quand s’ajoute au ressenti national l’immense désir érotique l’homme bascule alors dans une folie intérieure qui, à l’instar du capétan Michel, lui altère ses facultés intellectuelles. Sans discernement, le sacrifice alors semble l’unique manière de continuer le rêve impossible au-delà de la nuit, du sang, de la souffrance infinie. Seule la lumière d’après offre un espoir : transsubstantiation des ténèbres en source de joie.

François Xavier

Nikos Kazantzaki, La Liberté et la Mort, traduit du grec par Gisèle Prassinos et Pierre Fridas, Babel, juin 2018, 658 p. – 12,50 €

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