Brève note sur la mélancolie joyeuse de Georges Courteline

Rideo quia absurdum

 

Las, sans doute, d’être considéré comme un auteur comique-donc-léger, Georges Courteline décida un jour d’acquérir une respectabilité en s’inscrivant dans le noble sillage de Molière. Il ajouta pour ce faire un "sixième acte" au Misanthrope. Cette Conversion d’Alceste est malheureusement un peu oubliée aujourd’hui, et très rarement montée, alors même qu’elle est écrite dans un style et dans une forme dignes de l’original (qu’on la compare donc à cette infamie qui prétend elle aussi prolonger le Misanthrope et qui se nomme Célimène et le Cardinal, suite de vers de mirliton d’un auteur dont on préfère oublier le nom). Il faut dire que Courteline avait lui-même désavoué sa pièce par la suite et que le titre de celle-ci est ironique. Finalement rangé aux idées de son ami Philinte et acceptant, comme lui, de prendre les hommes tels qu’ils sont, Alceste ne tarde pas à se rendre compte qu’il est le jouet de ceux-là mêmes à qui il faisait le plus confiance et doit donc se résoudre à retourner dans le « désert » qu’il évoquait chez Molière.

 

On comprend que ce vain détour, que ce voyage inutile renvoyant si brutalement le voyageur à son point de départ ait pu apparaître à certains comme un exercice de style, mais la triste ironie de son titre et la référence au Misanthrope plutôt qu’à une autre pièce de Molière résument assez bien ce qui est au cœur de l’œuvre même de Courteline : l’impossibilité de définir la réalité. Le Misanthrope n’est pas tant une pièce sur l’acharnement d’un homme à trouver et à dire la vérité qu’une pièce sur la nécessité d’un certain flou du langage — qu’on l’appelle hypocrisie ou mensonge, peu importe — dans la constitution d’une société. Paradoxalement, c’est parce qu’ils ne se comprennent pas bien que les hommes peuvent s’entendre.

 

Courteline n’est d’ailleurs pas seulement l’héritier de Molière — il est aussi celui de Corneille. Son père, Jules Moinaux, homme de loi comme l’avait été ce dernier, revenait chaque soir du tribunal en ayant constaté qu’un même événement pouvait être vu et présenté différemment par les différentes parties. C’est la raison pour laquelle tous les conflits humains sont d’une certaine manière cornéliens : la même hypothèse peut déboucher sur des conclusions totalement contradictoires. Ce qui, chez Corneille, fait de l’opposition entre Horace et Curiace une tragédie, c’est que les deux hommes tiennent au départ exactement le même discours et défendent les mêmes valeurs. Mais l’un ira vers la conciliation tandis que l’autre se raidira sans appel. Quand la mort n’est pas au bout du chemin, de telles contradictions donnent lieu chez Courteline à d’extraordinaires pièces ou saynètes comiques. Il faudrait presque apprendre par cœur les deux actes d’Un Client sérieux. Au cours d’un même procès, à la suite d’un jeu de promotions et de mutations, l’avocat de la défense devient procureur. Ô miracle ! ô sortilège ! Au grand dam de son client, il reprend point par point tous les arguments qui avaient servi à l’innocenter pour les imposer comme autant de preuves de sa culpabilité. Irréalisme de la situation ? Sans doute. Mais cet irréalisme n’est que le catalyseur de ce qu’on pourrait appeler l’Irréalité du monde. Ailleurs, une femme surprise en flagrant délit d’adultère par son mari n’aura guère de mal à faire croire à celui-ci qu’il s’est totalement mépris sur ce qu’il a vu, que les choses sont plus complexes qu’elles n’en ont l’air et qu’il doit donc lui présenter des excuses. Ce qu’il fait, sans même être tout à fait sûr qu’il a été joué. La vie n’est donc qu’un théâtre où, bien avant Ionesco, au gré des scènes, a peut être égal à b ou à —b. On ne saurait sortir de cette absurdité, puisqu’une société, quelle qu’elle soit, est un groupe composé d’individus, chacun tendant, parfois même à son insu, à défendre son intérêt individuel. Quand, dans la nouvelle intitulée la Soupe, un brave militaire s’en va se plaindre, au nom de tous ses camarades, au colonel venu inspecter la caserne et explique à celui-ci que la nourriture est abominable, il a la surprise de voir ceux-là mêmes qui l’avaient "monté" et qui devaient le soutenir dans ses revendications affirmer l’un après l’autre que la soupe est excellente. Parce qu’ils ne veulent pas se griller et se priver, par leur révolte, d’une promotion qui leur permettrait éventuellement de profiter d’une soupe meilleure. Que voulez-vous ? cette bassesse est terriblement humaine…

 

Dans sa dénonciation des illusions, Courteline est sans pitié pour tous les petits chefs, tous ces "ronds de cuir" qui, dans leurs bureaux miteux, se prennent pour César ou Alexandre et font trimer pour rien leurs malheureux subordonnés. Mais un ridicule peut en cacher un autre et la vanité est condamnable à tous les étages. Le ridicule de ces petits chefs est, certes, incommensurable, mais il n’est rien d’autre que le reflet "harmonique" des grands chefs et, au sens littéral du terme, tout le monde en prend pour son grade. Et quand, dans les vaudevilles, les portes de placards s’ouvrent et se ferment, les amants ne sont guère plus glorieux que les maris trompés.

 

Justice, fidélité, autorité politique ou militaire… Se décompose devant nous tout ce à quoi nous croyions, ou à quoi nous voulions croire. Courteline n’a-t-il pas osé écrire, dans l’Article 330 : "Neuf fois sur dix, la loi, cette bonne fille, sourit à celui qui la viole" ?

 

Que reste-t-il après cela ? Pas grand-chose en vérité. Mais une profonde raison d’espérer malgré tout : cette affirmation, à travers la littérature elle-même et à travers les références aux grands dramaturges du passé, d’une grande continuité de l’histoire humaine. D’ailleurs, tout comme Poquelin est véritablement né le jour où il est devenu Molière, c’est par le théâtre que Courteline a gagné son identité. Personne, apparemment, ne saurait dire comment s’orthographiait son patronyme véritable. C’est le plus souvent Moinaux, mais ce peut être aussi Moineau ou Moineaux. Alors que Courteline, c’est si simple à écrire.

 

FAL       

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