Cas de force mineure -- De l’absurdité de l’expression « renforcer l’autorité »


« On fait fausse route lorsqu'on pense que l'autorité fondée sur la force est plus solide et plus durable que celle qu'on acquiert par l'affection. »

               Térence, les Adelphes.


Il faut se garder de tomber dans l’hystérie de certains linguistes qui prétendent expliquer le monde en se référant systématiquement à l’étymologie des mots et qui, pour un peu, vous soutiendraient que She’s a nice girl devrait être traduit par « C’est une imbécile », sous prétexte que l’adjectif nice vient du latin nescius (« ignorant »). Les mots, comme les choses, n’échappent pas aux retournements de l’Histoire, et ce qui pouvait être péjoratif hier peut être laudatif aujourd’hui, et inversement.


Mais il est malgré tout des cas où il n’est pas mauvais d’aller voir ce que les mots ont dans le ventre, l’endoscopie sémantique révélant l’absurdité de certaines expressions pourtant bien établies. C’est l’expression « renforcer l’autorité » qui retiendra notre attention aujourd’hui, puisque, à la suite des événements que la France a connus il y a deux semaines, elle revient régulièrement dans la bouche de commentateurs qui essaient de trouver une explication à la barbarie. Certains soulignent — et comment ne pas leur donner raison ? — que ce qui s’est passé n’est pas seulement une attaque contre la République ; c’est aussi, dans une large mesure, le symptôme d’un échec de la République. Et l’École, étant l’outil premier de cette République, doit être incluse dans cet échec. Le message des enseignants n’est pas passé comme il aurait dû passer. Il convient donc, pour qu’il passe, de renforcer l’autorité des enseignants.


Raisonnement inattaquable… à ceci près qu’il fait un complément d’objet de ce qui devrait être le sujet du verbe. Il est vain de vouloir renforcer l’autorité puisque, par définition, c’est l’autorité qui renforce. L’auctoritas, en effet, est la qualité de l’auctor. Mais attention : le mot latin auctor est presque un faux ami. L’auctor d’un texte, ce n’est pas son auteur, ce n’est pas celui qui l’a écrit ; c’est celui qui aug-mente ce texte, qui lui donne une valeur supplémentaire, une caution, par exemple en apposant simplement son nom. Steven Spielberg n’est pas l’auteur du film Gremlins, puisque celui-ci a été réalisé par Joe Dante, mais il en est l’auctor : en haut de l’affiche, on peut lire la mention « Steven Spielberg présente ». Flaubert a été l’auctor de la première nouvelle publiée par Maupassant, celui-ci ayant attendu que son maître lui donne « le feu vert » avant de livrer ses textes au jugement du public. Bref, si l’on veut bien nous pardonner cet anachronisme, l’auctor exerce son « autorité » en conférant un label de qualité. L’autorité ne consiste donc pas à interdire, à censurer, à humilier. Elle peut, certes, imposer des règles et des limites, mais à condition d’expliquer chaque fois que ces règles ne sont là que pour mieux favoriser une éclosion, un épanouissement de celui qui voudra bien les observer. L’autorité du maître n’est pas là pour retrancher quoi que ce soit. Elle est là pour offrir. Pour offrir quoi ? La confiance en soi.


Il faut bien que je fasse ici un aveu. Cette petite leçon d’étymologie, je n’avais jamais manqué de l’inclure dans mes cours, chaque année, depuis le début de ma carrière, mais, comme disait un mien collègue philosophe, il arrive aux enseignants de chanter juste sans bien comprendre eux-mêmes les paroles de la chanson qu’ils chantent. J’ai compris un jour moi-même le sens de ma chanson en surprenant par hasard une discussion entre deux élèves. L’une tenait des propos flatteurs sur le prof — et le prof, c’était moi. « C’est génial ! Il nous encourage. » Il nous encourage ? Mais qu’avais-je donc dit pendant mon cours pour la booster à ce point ? Je me suis alors souvenu que, ayant trouvé bien léger le commentaire qu’elle avait proposé pour un texte, mais voulant éviter d’être déplaisant en soulignant par trop ses lacunes, je m’étais rabattu sur la formule : « Je vous reproche de ne pas être allée jusqu’au bout de vos idées. » Simple euphémisme, donc, mais qu’elle avait pris au pied de la lettre. J’ai eu alors honte, et j’aurais encore honte aujourd’hui si je n’avais vite compris que c’est elle qui avait raison. Car qui va jusqu’au bout de ses idées, s’il le fait honnêtement, finit toujours par atteindre la vérité. Bernanos est là pour nous prouver que la conversion et la rédemption sont toujours possibles lorsqu’on part sur des bases fausses, à condition de se rendre à l’évidence dès lors qu’on sent que de telles bases conduisent à une impasse.


L’une des plus grandes joies que j’aie pu éprouver en tant que professeur, je la dois aux Lettres persanes. Il fallait voir les têtes sinistres de mes élèves de première quand j’annonçais au début de l’année qu’on allait étudier Montesquieu ! Qu’avaient-ils à fiche de ce vieux schnock écrivant dans une langue qui n’était plus la leur, sur des us et coutumes nécessitant la plupart du temps des notes en bas de page ? Mais au bout de deux semaines, les plus rétifs étaient les plus conquis : ils avaient compris qu’ils pouvaient mettre à profit pour eux-mêmes tous les retournements opérés par Montesquieu. « Nul n’est méchant volontairement », disait le bon Socrate. Nul n’est mauvais élève volontairement, pourrait-on ajouter. On renforcera l’autorité, si l’on tient absolument à la « renforcer », non pas en dénonçant la marginalité du marginal, mais en montrant à celui-ci que sa marginalité peut être un formidable tremplin pour parvenir au centre.


Bien sûr, je comprends le désespoir de cet instituteur qui racontait hier sur Europe 1 qu’un de ses collègues s’était entendu dire par un élève de sept ans : « Toi, t’as qu’une 207 pourrie. Moi, j’aurai une BMW [sous-entendu : comme le dealer local] », et je ne suis pas sûr qu’on puisse faire quoi que ce soit quand le ver est déjà dans un fruit aussi jeune, instillé par des séries de jeux télévisés idiots, des nuées de spots publicitaires imbéciles et d’affligeants symboles de « réussite ». Mais, outre que cela n’est pas vraiment nouveau — je revois encore la colère d’un mien oncle il y a cinquante ans face au slogan publicitaire « Le téléspectateur Ribet-Desjardins est un homme heureux » —, la mission de l’École est sans doute de montrer aux élèves et aux futurs citoyens, ne serait-ce qu’à travers l’étude d’une formule telle que « l’art se nourrit de contraintes », qu’il existe certaines richesses intérieures.


J’entends, comme c’est l’habitude en pareille circonstance, des voix qui réclament le rétablissement de la peine de mort. La belle affaire ! Quel effet dissuasif pourrait avoir un tel épouvantail sur des gens qui, visiblement, ont déjà, dès le départ, choisi de mourir ? Comme l’a dit et répété Rousseau, les lois et les sanctions ne sont efficaces que lorsqu’elles sont, paradoxalement, inutiles, autrement dit quand elles ne sont que la formulation d’aspirations déjà présentes dans l’esprit de ceux qui devront s’y soumettre. L’autorité, non, ne consiste pas à multiplier les sanctions ou à rétablir la peine de mort. Elle doit apporter un supplément de vie.


FAL

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