Colette Andris, la vision double

En 1929 paraît  un premier roman très remarqué sur l’alcoolisme au féminin. Il est signé Colette Andris (1901-1936), une licenciée es lettres connue pour avoir brûlé les planches en tenue d’Eve sur les scènes parisiennes les plus courues… Son éditeur historique, Gallimard, le réédite dans la collection de poche L’Imaginaire.
L’alcoolisme dévaste les existences, le refrain est bien connu - et décliné en d’édifiantes fictions hygiénistes...
Alors que l’image de la femme n’en finit pas de se troubler pendant les trépidantes Années folles, une jeune lettrée  née Pauline Toutey dans ses Vosges natales prend le nom de plume de Colette Andris pour  investir la scène littéraire parisienne avec un charmant plaidoyer contre l’emprise de l’alcool sur la femme moderne. Car Mlle Andris avait brièvement revêtu la robe d’avocate – avant de la tomber pour brûler les planches en tenue d’Eve, sitôt son premier succès littéraire consommé...
Son nom de plume, en hommage à la grande dame des lettres Sidonie Gabrielle Colette (1873-1954), est aussi un nom de scène, par mimétisme avec sa grande aînée, qui l’avait précédée au music-hall.  Colette Andris passe de la scène au  grand écran où elle fait des apparitions très remarquées dans Le culte de la beauté (1930) de Léonce Perret (1880-1935), adapté de la pièce Arthur, ainsi que dans Brumes de Paris (1932) de Maurice Sollin et Une nuit de folies (1934) de Maurice Cammage (1882-1946) – où elle exécuta une danse devant un Fernandel (1903-1971) visiblement réjoui...

Vapeurs d’humanité...

La Femme qui boit paraît en 1929 dans la collection Succès chez Gallimard et compte huit éditions successives.
Sous les pas de Guita, sa jeune héroïne, le sol chancelle, on croirait un éclat de rire brisé. Guita est tombée sous l’emprise de l’alcool en tournant le robinet d’un tonneau de vin à l’âge de huit ans  parce que son père lui avait refusé un filet à papillons... Colette Andris décline le parcours spiritueux de Guita en points d’alcoolisme – de courts chapitres qui la mènent d’un lieu de consolation à un autre, jusqu’aux bouges clandestins de la Prohibition dans le Nouveau Monde... Le champagne l’empêche de résister aux empressements maladroits d’un type qu’elle n’aime pas : On est bête à seize ans, n’est-ce pas ? Guita, peu après, se crut obligée d’épouser Jacques. D’ailleurs, lui l’aimait. C’était toujours ça, un heureux sur deux !
Ainsi, écrit Nathalie Kuperman en préface, Guita devient la femme de celui qui l’a violée, c’est la punition qu’elle s’inflige pour s’être laissée aller à l’ivresse. Il ne lui reste plus qu’à se consoler avec l’ambiance fumeuse, aux vapeurs d’humanité sale des cafés et autres lieux de perdition – ou de s’en délecter, avant de rentrer chez son mari : On a beau avoir vingt ans, aimer le soleil, la joie et l’indépendance, il faut tout de même, chaque jour, revenir à son point d’attache chez le mari qui vous aime, qu’on n’aime pas et qu’on trompe... Guita n’a pas l’alcool triste – juste la "vision double" du meilleur effet, jusqu’à la chute finale...
Si les femmes ne sont pas à la fête en ces Années folles, l’heureuse auteure exulte au Palace, au Caumartin ou aux Folies Bergères en Miss Nocturne, la danseuse nue idéale, son autre double littéraire dont elle écrit d’une plume légère les irrésistibles aventures dans son second roman  Une danseuse nue (Flammarion, 1933).
Le  nu intégral venait d’avoir droit de cité sur scène avec elle, la plus nue ou la plus licenciée  des danseuses – comme l’appelaient les gazettes… Car il y eut un avant et un après Colette Andris : cette intrépide intégriste de la nudité intégrale avait négocié âprement, passionnément, l’autorisation de danser entièrement nue – jusqu’alors, le cache-sexe en perles était de rigueur, comme elle ne manque pas de le faire savoir…
Si la carrière de danseuse nue est forcément une des plus limitées qui soient, puisqu’elle est à base de jeunesse, Colette Andris n’eut pas le temps d’en vivre le terme dûment négocié ni de réaliser son projet d’une école de danse nue : elle meurt de tuberculose en février 1936.
Tout juste eut-elle celui de faire un beau mariage avec un nudiste convaincu, d’élire domicile dans un quartier élégant de la Capitale, d’y recevoir tous les samedis le tout Paris mondain à l’heure de l’apéritif pendant trois saisons. Elle annonçait alors d’autres livres sous presse, entre deux séjours en montagne – l’air des cimes, toujours…
Cette année-là, une jeune danseuse américaine, Joan Warner (1913-1992), qui dansait entièrement nue dans un cabaret parisien, Le Badgad, en se protégeant avec un immense éventail en plumes d’autruche, est assignée en justice par un client scandalisé. C’est l’un des derniers grands procès pour attentat à la pudeur au cabaret. L’acquittement de Joan Warner encourage les établissements parisiens dans la voie racoleuse du nu intégral. Trois camps naturistes font leur apparition en région parisienne (Air et Soleil, le Club Gymnique de France, le Sparta Club de Kienné de Mongeot) et une douzaine en province.
Cette vie multiple et ardente devait user le frêle fourreau de son corps constate le chroniqueur du Petit  Journal qui évoque dans son article nécrologique son regard triste et son sourire d’enfant trop intelligente.
Dans son bref essai, Nudité (éditions de la Mappemonde, Bruxelles, 1943), Colette évoque de façon lapidaire ce  destin volé : Colette Andris, la plus  nue et la plus gracieuse, fut trop prompte à mourir.
En 1952, Colette Andris connaît une apothéose cinématographique posthume : une jeune comédienne alsacienne de vingt-quatre ans, Catherine Erard (1928-2009), reprend son rôle dans La danseuse nue, un film de Pierre-Louis (1917-1987) et Robert Florat (1896-1981) – elle obtient un prix d’interprétation au festival de Vichy.
Seuls quelques bouquinistes perpétuaient distraitement jusqu’alors la mémoire de celle qui voua sa brève vie à la beauté nue offerte en spectacle vivant, telle qu’elle irradie encore de certains clichés d’elle attribués au photographe Lucien Walery (1863-1935).  
Gallimard réunit deux voix de femmes pour raviver l’éclat dérobé d’une étoile filante avalée par un trou noir de l’entre-deux-guerres. Ainsi, la musicienne Léonie Pernet voit Guita chasser les papillons sans entraves, toute honte bue – et pousser le ciel de leurs ailes...

Michel Loetscher

Paru initialement dans Les Affiches d'Alsace et de Lorraine

Colette Andris, La femme qui boit, Gallimard, 1929, 256 p.-, 6 francs
Colette Andris, La femme qui boit, coll. L’Imaginaire, Gallimard, avril 2023, 168 p.-, 9€
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