Théorie du récit selon Kipling

La singularité du Livre de la Jungle tient à ce que son double coup de dés (puisqu'il existe deux livres) est un coup de jet du monde. C'est comme si l'auteur crut à la possibilité de changer le réel initial par des variations narratives de son langage. Dès lors animaux et l'enfant sauvage – miroir d'un corps vivant affamé, assoiffé et désirant de connaître – deviennent parlant et agissant un remède aux langages totalitaires.
En abolissant le partage et la hiérarchie des genres humains et animaux, il  opère bien plus dans le genre livre pour enfants que dans uns théorie du récit là où l’histoire ne se fait qu’en se racontant en une critique implicite des ordres admis. Kipling apprend ainsi que ce que nous estimons une philosophie de l'être passe par une exploration en amont capable d'immobiliser le monde à portée de regard par l'écriture d'une vision différente corps qui ouvre l’origine du monde dans la sève et l'appel d'une forêt première.
Beau­coup de lec­teurs l'ignorent comme ils oublient qu’il existe deux Livre de la jungle : le pre­mier publié en 1894 et le second un an plus tard. Cette édi­tion spé­ciale et illus­trée (par les images des pre­mières édi­tions par John Lock­wood Kipling, William Henry Drake et Paul Fren­zeny et Kipling lui-même) les pro­pose ainsi que des textes en marge de ces ouvrages : Dans le Rukh, His­toires comme ça et le Conte du tabou.
Mowgli, petit d’homme élevé par une meute de loups, un ours (Baloo) et une pan­thère (Bagheera) ont été popu­la­ri­sés par Walt Dis­ney (1967). Mais cette ver­sion ciné­ma­to­gra­phie n’épuise pas, tant s’en faut, la richesse de ce conte qui est à sa manière une sorte de roman d’éducation. S’y imbriquent trois uni­vers : l’imagination enfan­tine, la fable et le mythe. Et les per­son­nages humains et ani­maux expriment les sen­ti­ments fon­da­men­taux et les qua­li­tés pre­mières de l’humanité.
Les ani­maux acquièrent la com­plexité et l’ambiguïté des humains qui eux-mêmes ne sont pas dépour­vus d’animalité au cœur de la cruauté et la vio­lence de l’existence. Néan­moins, la fable reste ouverte aux lec­teurs et lec­trices de tout âge. En jaillissent une morale, une poli­tique et une phi­lo­so­phie. Existe aussi une sorte de fan­tasme de l’origine en un vrai fond d’une forme de tragique.
Le livre prouve que l’humain ne peut tenir debout sans tutelles au milieu de bien des coups de théâtre dans celui de la vie. Et tout cela pousse autant au rêve pri­mi­tif qu’à la réflexion jusqu’à la faire rou­gir d’un manque de honte.
La dimension épique d'un tel livre tient  à l’intensité des circonstances toutes signifiantes et dépend d’une prose dont le chemin reste "prorsus"  droit devant, droit et errant dans la maison du sens. Alors seulement, chaque seuil, chaque animal ouvert à son devenir-prose selon le principe de la double précédence qui devient le bassin de réception de la circonstance élargie et émancipée.

Jean-Paul Gavard-Perret

Rudyard Kipling, "Le Livre de la jungle et le second livre de la jungle", textes tra­duits, pré­sen­tés et anno­tés par Phi­lippe Jau­del, coll. Biblio­thèque de la Pléiade, Gallimard,  septembre 2023, 928 p.-, 38€

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