Les Gallé s’écrivaient

Elle écrit plus régulièrement que lui, elle se soucie de sa santé, elle énumère ses activités ménagères avec simplicité. Ses lettres sont détaillées, jusqu’à indiquer qu’elle mange depuis 16 ans de ce « pain de son » à qui elle doit sa vitalité ! Mais elle sait aussi conseiller son mari, lui faire des suggestions opportunes, le mettre en garde. Elle reçoit, sort, tient son rang tout en étant une mère attentive aux bonnes relations que la famille doit entretenir, en veillant notamment à l’entente réciproque du père avec ses filles. Elle fait toujours preuve de beaucoup de psychologie. Elle aime la musique, la littérature, commente le temps qu’il fait. Elle donne son avis sur un client, sur une pièce dont la forme ne lui plaît pas, critiquant le mobilier présenté à l’Exposition de Strasbourg, au parc de l’Orangerie, en 1895, signalant que « les pieds se terminent désagréablement par des retroussages genre berlingots » et que « décidément, je n’aime pas l’alliage du bronze avec le verre ». C’est une compagne avisée, qui ne se laisse pas tromper par des affaires compliquées, par des malversations ou des embrouilles commerciales, alors qu’elle pense que lui  l’aurait été. Elle l’informe par exemple « des tripotages dans la paye ». Sans être directement responsable, elle mesure l’importance des commandes et la place de la concurrence.

Lui est moins disert, il a volontiers recours aux abréviations, glisse souvent un mot comme Dearest pour commencer ses lettres, voire se lance dans une longue phrase en anglais. Il est souvent loin des siens, pour se soigner. Il suit une cure à Plombières. Sa sensibilité est vive, il a de l’imagination, il est « impressionnable » selon sa femme, indécis, sa santé le préoccupe. Lors d’un déplacement à la capitale, en 1901, il note que la vie est « décuplée dans ce Paris ». Son style comme ses œuvres est riche, imagé, fleuri. Au sujet d’une buvette, il parle de son « pittoresque goncourien, zolesque ».  

Leur amour dépasse l’éloignement, transcende les années. On les sent complices et pourtant très respectueux de leur liberté à l’un et l’autre. Même si elle a pris l’habitude de « subordonner ses impressions aux siennes », elle s’exprime franchement. Des personnalités traversent leur double existence, Vincent d’Indy, la Princesse Bibesco, la comtesse de Noailles, Victor Prouvé, le peintre Aman-Jean, qui selon lui, a « une grande valeur, et picturalement et moralement ». C’est la période de l’Affaire Dreyfus, au sujet de laquelle ils échangent régulièrement, le défendant avec conviction. Le ton est celui des missives du début du siècle, personnel, enjoué, vif, mordant parfois, rédigé en bon français. On entre dans l’intimité quotidienne d’un couple qui est uni, travailleur, lui artiste, elle épouse solide et avertie.

Qui sont-ils ? Lui est Emile Gallé, né et mort à Nancy, le célèbre pionnier de l’Art Nouveau, créateur de ces incomparables vases décorés de motifs végétaux, aux formes étonnantes. Il fut véritablement l’ « ambassadeur du cristal en France et à l’étranger ». Il était aussi céramiste et ébéniste. La qualité et l’originalité de son travail lui valurent quantités de prix. Il avait repris l’entreprise familiale, grâce à son labeur et ses connaissances techniques. Il avait du goût pour le piano, il apprit l’allemand, il déposa des brevets. Il créa en 1894, année où commença l’Affaire, la Cristallerie de Nancy, regroupant les trois ateliers de céramique, verrerie et ébénisterie.

Elle, c’est Henriette, elle est née Grimm. Jeune prétendant à sa main, il lui envoie des lettres pleines de poésie. Ils se marièrent en 1875. Sans doute dans beaucoup de ces lettres, abondent les considérations familiales de second ordre, les petits problèmes domestiques, des confidences, mais aussi des témoignages sincères et des jugements intéressants sur la vie qui va. A l’époque, aucun autre moyen de correspondre sinon le courrier. Que d’heures passées à noircir les feuilles, dans les marges, d’une écriture serrée, révélant le mouvement de la main. Ce sont deux tranches de vie qui se déploient de jour en jour. Le lecteur qui est intéressé par Gallé comprend mieux, à travers les mots et les non-dits, son cheminement créateur. Un croisement de lettres au carrefour de deux vies.

 

Dominique Vergnon

 

Emile et Henriette Gallé, correspondance, 1875-1904, présentation et annotation de Philippe Thiébaut et Jacqueline Amphoux, La Bibliothèque des Arts, 12 x 19,6 cm, 352 pages, 16 illustrations couleur, mai 2014, 29 euros.          

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.