Regards sur le XIXe siècle

                   

Emmanuel Fureix et François Jarrige proposent un voyage dans le XIXe siècle des historiens à travers une synthèse des relectures sous le signe d’une « modernité désenchantée » - et apportent par là une contribution décisive à la « mission d’intelligibilité » qui devrait être celle de tout historien…

Comment proposer une synthèse des relectures d’un siècle qui ne se laisse pas aisément enfermer dans un cadre chronologique étriqué ni débiter en tranches arithmétiques ?

 Le XIXe siècle a-t-il  commencé en 1789 « dans l’ombre de la Révolution et de sa modernité politique » ouvrant les grandes options collectives à venir ?

Ou en 1784 lorsque James Watt dépose le brevet de sa machine à vapeur, ouvrant un nouvel âge vers une « révolution industrielle » accélérant les volumes et les flux de matières en circulation, initiant une « prolifération inédite de découvertes, de machines et d’artefacts » ?

Faudrait-il le faire commencer en 1814 ou 1815 « sous le signe de la paix retrouvée » et « sous le sceau de l’Etat napoléonien » ?

Ou en 1830 avec les premiers balbutiements d’une religion du « progrès »,  l’affirmation de la presse et l’esquisse d’une « Europe des peuples » ?

Que l’on le situe entre 1789 et 1871 selon « la logique d’un cycle d’insurrections et de révolutions » ou que l’on choisisse de le clore en 1880 avec l’avènement de la République libérale (« la Révolution entre au port » écrit François Furet dans un ouvrage sur la période 1770-1880) voire en 1914 (la matrice du siècle à venir) ou 1917, la grande idée du XIXe siècle  semble bien être celle du « progrès » - la « métaphore mécanique et l’innovation technique » nourrissent l’imaginaire d’une société qui vit un arrachement à la nature et poursuit sa marche linéaire vers un « idéal de justice, de paix, d’harmonie et de liberté » demeuré longtemps une référence obligée – jusqu’à ce que «la gauche » renonce à cet héritage « utopiste », désormais « manipulable en tous sens »...

 

 

Vers une « nature-moteur »

 

Les historiens Emmanuel Fureix et François Jarrige ont pris le pouls du XIXe siècle et livrent une méticuleuse synthèse historiographique. Déroulant un panorama d’une déconcertante cohérence, ils ne négligent aucune piste de réflexion puisée dans la littérature, la presse ou « la science » pour tenter de restituer les visages et les incertitudes d’un siècle qui s’efface tant des programmes scolaires que des mémoires individuelles ou collectives – un siècle dont les totems n’en finissent pas d’être « déconstruits et relus en profondeur » : « Le XIXe siècle est hanté par l’idée de « révolution », sur tous les plans ; il est obsédé par la découverte de nouveaux horizons. Dans la continuité des « révolutions scientifiques » antérieures, il inaugure un accroissement spectaculaire du volume des connaissances ; le positivisme d’Auguste Comte, vulgarisé par Emile Littré, et la définition des Règles de la méthode expérimentale (1865) de Claude Bernard posent les jalons de l’invention de « la science », censée révéler les secrets du monde en substituant aux anciens dogmes religieux la rigueur des mathématiques » - le terme de « science » comme « ensemble unifié » n’existait pas avant…

On pourrait même entrevoir, « au travers de l’étude des techniques d’écriture, d’enregistrement et de classement «  (sténodactylographie, machine à écrire), une « première étape matérielle, mécanique ou systématique des révolutions informatique et informationnelle ultérieures » (Delphine Gardey).

A partir des travaux de Carnot sur la thermodynamique (1824) se forge un « concept physico-économique «  de « travail mécanique », « en rupture avec les anciennes représentations physiocratiques de la nature nourricière » - et s’élabore un « nouvel imaginaire productiviste du travail » (François Vatin) : « Le XIXe siècle invente ainsi une « nature désormais intrinsèquement productive et laborieuse, une nature-moteur » (Michel Blay) – « les techniques sont redéfinies comme des instruments d’exploitation d’une nature considérée comme infinie, comme une pure ressource, dont il reviendrait aux hommes d’extraire le maximum d’énergie ».

 

 

« Le choix du feu »

 

Le socio-anthropologue Alain Gras présente le XIXe siècle comme celui du « choix du feu » : l’adoption de la machine à vapeur pourrait-elle être interprétée comme « le point de départ du réchauffement global » ? « Siècle de l’addition des énergies », le XIXe « constitue un moment capital dans le processus d’invention de l’entreprise moderne comme dans la promotion de la figure héroïque de l’entrepreneur » (Patrick Verley). Les villes s’étendent, devenant un « lieu de nuisances et de problèmes inédits » - leur métabolisme se transforme en profondeur, l’économie fondée sur le recyclage étant supplantée par une « économie du gaspillage » (Sabine Barles), source de déchets à gérer, symbolisée notamment par l’invention de la « poubelle » (1884). Une industrie des loisirs urbains prend son essor, parallèlement au « culte de la marchandise », à l’accès (relatif) au savoir et à « l’invention de la vitesse » (de la malle-poste au chemin de fer, du télégraphe optique au télégraphe électrique, du vélocipède à l’automobile, etc.).

Pour Mona Ozouf, « la grande affaire du XIXe siècle va être de faire coïncider la réalité de l’égalité avec son annonciation révolutionnaire » sur le terrain de la culture, des savoirs, de l’écriture et de la lecture – c’est le triomphe du livre, « la civilisation du journal »,  l’âge d’or de la culture typographique suivi par l’émergence d’une société du spectacle et de l’image. Mais cette « modernité » est « anomique » dans « l’illisibilité de la société postrévolutionnaire » - la République ayant privilégié « la représentation sur la souveraineté populaire »…

L’Etat-nation s’affirme graduellement comme un « mode normal d’organisation socioéconomique » – le consentement à l’impôt devenant un « révélateur privilégié du lien social », constitutif d’un capital de solidarité nationale…

Les désenchantements de notre siècle de bouleversements ne retrouveraient-ils pas une familiarité lointaine avec l’envers d’un XIXe pas si dupe que ça de ses horizons assignés ? « Le XIXe siècle fut bien celui de toutes les modernités – industrielle, esthétique, politique – mais aussi de leur remise en cause incessante. La foi dans le progrès et l’affirmation de la modernité se sont accompagnées en permanence d’une désillusion,  (…) d’un sentiment tragique de crise ou de décadence qui accompagne tout le siècle, de ses débuts dans la foulée des bouleversements révolutionnaires jusqu’à sa fin à l’ère des nationalismes et des impérialismes exacerbés ».

Pour Fureix et Jarrigue, « si la sociologie doit rendre la « réalité inacceptable » selon Luc Boltanski, l’histoire doit selon nous rendre le présent insatisfaisant »…

En une époque sans avenir tracé dans la tourmente de la globalisation numérique, saisie depuis trois décennies par une frénésie commémorative, l’insatisfaction raisonnée des deux historiens, magistralement menée sur cette frontière friable entre présent et passé réécrit, entre mémoire et oubli, rappelle ce qui prend force d’évidence : sous couvert de parler d’un passé somme toutes bien irrévolu, toute époque ne parlerait-elle pas d’abord d’elle-même ? Rendre intelligible l’histoire du XIXe siècle, n’est-ce pas aussi passer un coup de chiffon sur cette jolie poussière colorée qui parfois la farde outrageusement et déréalise le fait historique ?

Emmanuel Fureix & François Jarrige, La modernité désenchantée – relire l’histoire du XIXe siècle français, La Découverte, 392 p., 25€


Première version parue dans les Affiches-Moniteur

 

 

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